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JALOUSIE

Albertine. « — Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? » « — Mais non… » dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir, dans un moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir. « — Est-ce que vous venez ? » demandai-je d’un ton indifférent. « — Mais… non, si vous n’avez pas absolument besoin de moi. »

Une partie du moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord, comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l’obliger à la dernière seconde soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous ne m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait et c’était maintenant dans ma fureur plus encore par besoin de la déranger que de la voir, que je voulais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine, retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une gêne à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une