Page:Les Œuvres libres, numéro 5, 1921.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
JALOUSIE

un de ses enfants pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation que celui-ci lui a procurée et déshonorer par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie, de qui rien jusqu’à ce qu’il se soit amendé ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une situation de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence et, de purement politique d’abord, était devenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début d’une tempête. « — Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouve qu’ils sont tous unis secrètement et qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus de retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peu près le seul juif qu’on connaissait. On se dira : « Ab uno disce omnes ». (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé, dans