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ASIE

alambiquée de cette silencieuse quiétude, faite d’ombre et de mort, attentive à ne point perdre une proie attendue.

Encore du temps. Un vent pareil à des doigts d’enfant passe sur l’eau proche et y crée des frissons de soie ou de mousseline. Je sens presque sur mon dos des respirations hâtives de gens qui mourraient demain sur le pal si je leur échappais, et qui le savent…

Ils veillent sur moi comme la mère guette les moindres gestes d’un enfant adoré.

Mais voici du bruit dans le pavillon, deux fenêtres s’éclairent et des voix sonnent. J’entends un rire. Un homme accourt de toute vitesse portant une longue perche au bout de laquelle brille une petite torche. Il allume de loin l’absurde lampadaire, au milieu de la petite nappe d’eau carrée qui fait soudain l’effet d’une soie diaprée et glacée aux reflets d’argent sombre.

Alors, du pavillon sort — encore une fois — Nesser Bey « greffier » de mon tribunal. Il doit commander aux exécutions aussi. Je devrais dire à l’Émir que cela est contraire à la séparation des pouvoirs. En Europe, le bourreau est un homme méprisable et méprisé, mais doué d’une « aura » terrifique qui, tout de même, lui donne une autre figure que celle d’un huissier. Enfin, on ne peut que tenir compte à Seïd Mhamed Rahim du désir évident qu’il eut de faire régner les belles mœurs judiciaires de l’aristocratie de robe en un pays mal préparé à ses bienfaits. Mais on ne saurait exiger qu’il ait réalisé d’un coup la perfection d’un parlement d’ancien régime, avec tous ses secrets et ses traditions. En somme, il faut respecter partout le bon vouloir avant la réussite…

Le « greffier » est devant moi. Il me parle avec une déférence évidente. Je devine que, dans un moment, je vais me trouver promu époux surnuméraire d’une femme d’émir, et, sans doute, de plusieurs. Cela ne va pas sans relever mon prestige chancelant.