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ber et les boulevards, la popularité des six walkyries ne cessait de grandir.

« Dans les magasins de la rue de la Paix, de Champs-Elysées et de la place Vendôme on prononçait souvent avec le plus grand respect le nom de « Madame Pedraza » et de ses « demoiselles », et les patrons ordonnaient que les commandes d’aussi riches clientes fussent rapidement livrées. Bien souvent, quand je racontais que je venais de l’Argentine, où j’avais mes affaires, il m’était donné d’entendre répéter :

— Il y a en ce moment à Paris un grand millionnaire de là-bas, le docteur Pedraza, avec sa femme, une dame fort distinguée, et ses filles, une troupe d’anges ! Que d’argent dépense cette famille ! Quelle fortune doit avoir le père ! Et quel collier de perles porte la mère !

J’ajoutais mon assentiment à ces exclamations d’étonnement et d’admiration. Pourquoi parler ? En Europe, on ne conçoit qu’une richesse solide, inébranlable, cristallisée, et on ne se représente guère la richesse variable, inquiète, perpétuellement mouvante des pays américains : une richesse qui s’enfuit, revient, s’évanouit, se reconstitue, de sorte qu’un homme peut trois ou quatre fois dans sa vie passer de l’état d’opulence des princes de féerie à celui d’un mendiant halluciné.

En outre, le luxe extraordinaire où vivait la famille Pedraza, luxe dont je pouvais juger de loin, finit par me désorienter et me faire douter de ce que j’avais vu de l’autre côté de l’Océan.

Au bout du compte, je savais seulement que le docteur avait hypothéqué la plus belle de ses propriétés ; il n’y avait là rien d’extraordinaire ni d’alarmant. Dans le nouveau-monde, on ne peut demander : « Quelle fortune possède cette personne ? », sans ajouter : « Quelles sommes doit-elle ? »