Page:Les œuvres libres - volume 24, 1923.djvu/164

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marche à marche. Le naufrage du docteur fut comparable à celui des grands voiliers qui, même envahis par les eaux, flottent encore longtemps la quille en l’air et sont ballottés de-ci de-là au caprice des courants.

Au fond, je ne connais de l’histoire de Pedraza que ce que certains amis à lui m’ont conté incidemment. Ces renseignements m’offrent comme des épisodes isolés et sans concordance ; mais je les assemble avec le fil de mes suppositions pour en faire un tout compact. L’algèbre de l’induction m’a permis d’imaginer intégralement ce qui est arrivé au docteur. Vous me direz que le récit que je vais vous faire est en grande partie de mon invention ; mais certaines imaginations sont, dans leur logique, plus assurées et plus vraisemblables que les nouvelles que nos amis ou les journaux nous donnent pour certaines.

J’ai bien souvent songé aux heures que Pedraza dut passer, seul dans son cabinet au centre de l’appartement qu’il avait loué sur l’avenue de Mai pour y installer ses bureaux. Loin de sa maison, arraché à la séduction qu’exerçaient sur lui les femmes de sa famille et qui lui faisait tout envisager avec optimisme, il restait face à face avec le casse-tête de sa situation. Il allait se trouver ruiné dans un pays où l’argent est plus apprécié que dans toute autre nation et plus nécessaire à la vie. Un Romulo Pedraza pouvait-il vivre avec ses amis pour protecteurs et assurer modestement, grâce à quelque emploi public, l’entretien de sa famille ?

La pensée que sa femme et ses filles pourraient un jour être forcées de raccommoder leurs robes, de mener la douloureuse existence des riches tombés dans le malheur qui cherchent le soutien de parents mieux lotis, lui paraissait aussi absurde et aussi inimaginable qu’une révolution dans les lois de l’astronomie. Était-il logique que