Page:Les œuvres libres - volume 24, 1923.djvu/185

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mon œuvre est à peine ébauchée : je ne veux plus de distraction ; je suis prêt à supprimer férocement tout ce qui m’empêchera de me connaître. Pour que je fasse ce que je puis, il faut que je m’isole en face de la nature, et que je me mesure. Je veux être égoïste !

Daniel sourit : il savait Fresnois si charitable pour les pauvres, généreux envers les filles. Il s’écria enfin avec envie :

— Alors, la femme ne vous manque pas ?

— Pas du tout !… On ne doit pas aimer la femme.

Et comme le romancier se taisait, choqué :

— Il y a toujours du mépris dans le sentiment le plus tendre qu’elles m’inspirent… Au contraire, j’admire l’homme pour sa force intellectuelle, musculaire, pour sa résistance, sa loyauté. L’autre jour, j’étais indigné en lisant le récit de l’engloutissement du Titanic : un homme de la valeur du colonel Astor, tant d’autres, se sacrifiant pour des femmes, qui ne produiront jamais aucune œuvre

— Vous auriez fait comme eux !

— Évidemment : par faiblesse, parce que nous n’avons pas assez le culte de la valeur masculine.

— Vous disiez que vous avez souffert, c’était cependant pour des femmes

— Jamais… Et vous, si ?

— Ah bon Dieu ! Pourtant, je suis un garçon très équilibré. Je passe ma vie à aimer, à en souffrir : tantôt délicieusement, tantôt affreusement. Cependant, je ne me suis encore vu préférer un rival ; et je ne me suis jamais livré en pâture à ces êtres compliquées et sadiques que sont les filles galantes. Simplement je souffre d’aimer, et, bien plus, quand je n’aime plus comme en ce moment, je souffre de ne pas aimer. Mais dites : alors, c’est que vous n’avez jamais aimé ?

— Probablement.