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Daniel. Deuil sublime : deuil fécond ! Déjà n’est-ce pas assez que nous puissions connaître de la femme le charme anonyme… afin que notre famille reste la seule qui soit permise à un artiste : son œuvre ? Comment voulez-vous que nous acceptions d’être arrêtés par une figure, un objet ; quand tout, de l’univers, nous convie à une admiration religieuse ?

— Mais…

— Je vous assure, notre âme, toute chaude de la force que Dieu a mise en elle, ne peut pas aller se buter à une réalisation d’oiseau qui veut bâtir son nid. Shakespeare, Balzac, l’inventeur ! le créateur ! s’exposent à tout ; le mariage, le bonheur, ces chimères bourgeoises à dos de casseroles, conduisent traîtreusement à la joie qui assoupit, qui emprisonne.

— Non, non ! martela Daniel. Il me semble, bien au contraire, que si l’artiste veut avoir le sens de la complexité de la vie, de ses difficultés, il doit connaître les honneurs et les peines de la famille, le courage de se marier : tout le risque, avec ses angoisses et ses délices ! Puis, que diantre ! il doit savoir assumer les mêmes responsabilités que les autres : sinon, il s’avoue inférieur à eux. De cela, je ne veux pas ! Voyons : il ne peut vraiment pas être un infirme dans la société ! Il ne voulait pas blesser son ami, mais non plus abdiquer ; il ajouta avec douceur en le scrutant :

— Et les enfants… quelle découverte du monde, quel poème que leur éducation !

Il s’arrêta net, mais son visage exprimait si vigoureusement ce qu’il sentait qu’il poursuivit :

— Peut-on les abandonner ?

— On leur a donné la vie ! trancha Justin. C’est déjà beaucoup : avec toutes ses joies, ses douleurs, ses audaces. On doit aux siens le pain, l’école, la leçon du risque, la liberté !