Page:Les œuvres libres - volume 24, 1923.djvu/322

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l’antichambre, où il était venu seul me reconduire, il me dit :

— Tu as entendu ce que m’a lancé Varnava ? Il est jaloux de moi. Ah ! la fine mouche, je ne l’aime pas.

Je me hâtai de rentrer. En chemin, j’entrai chez Elisseiev, j’achetai du madère, des zakouskis, je commandai au restaurant un dîner au poisson, et téléphonai à mes amis qui désiraient voir Raspoutine.

Vers sept heures du soir, il arriva avec son officier. Il était gai, il plaisantait, et, comme d’habitude, il sautait à l’improviste d’un sujet à l’autre. Souvent, il procédait par allusions, si bien que tout le monde ne comprenait pas de quoi il s’agissait.

— Il fait bon chez toi. L’âme s’y réjouit. Tu n’as pas d’arrière-pensées. C’est pour ça que je t’aime. Mais toi, tu as entendu ? Il ne m’aime pas, oh ! non. Tu as vu ses yeux, comme ils se dérobent…

Il s’agissait bien entendu de Varnava.

Il regardait tout le monde avec attention, et pénétrait l’âme de chacun avec ses grands yeux. Je ne sais pourquoi, il arrêta particulièrement longtemps son regard sur M. E… qui était assis auprès de sa femme. Cet homme avait été autre fois mon fiancé, mais, par suite de diverses circonstances, nous nous étions éloignés l’un de l’autre. Personne ne connaissait ce détail. Il était depuis longtemps marié et heureux. Moi aussi, j’étais mariée.

Après le dîner, Raspoutine me dit à brûle-pourpoint :

— Vous vous êtes autrefois beaucoup aimés, toi et lui, mais cet amour n’a mené à rien. C’est mieux ainsi, vous ne vous conveniez pas, et cette femme est plus dans son genre.

Je fus stupéfaite de sa perspicacité. Rien