Page:Les œuvres libres - volume 24, 1923.djvu/358

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Certes, dans la demi-heure que j’ai passée là, à coup sûr j’ai souhaité l’insuccès de ma tentative, souhaité que le fruitier vînt fuimer sa pipe sur sa porte, que son voisin le crémier tardât à tirer son rideau de fer. Alors, je m’en retournerais chez moi, pour ainsi dire à mon corps défendant, le risque évité. On dit qu’il est courant qu’au moment d’agir dangereusement les réflexes et le raisonnement s’accordent pour déconseiller l’action ; je le crois volontiers : je n’étais en quelque sorte, dans mon recoin, et davantage à mesure que l’énervement ouvrait le champ aux objections de l’esprit, qu’une timidité dans l’attente de l’événement qui la dispense d’oser.

Je ne fus pas exaucé : coup sur coup les boutiques fermèrent. Mais, dans la même seconde, j’eus le sentiment de me retrouver au centre d’une ville transformée, volets et regards clos, tout entière endormie, admirablement propice ; et alors, avec l’instantanéité d’un renversement de courant et comme porté à un potentiel bien plus élevé, mes nerfs entrèrent dans l’action.

Ce qu’on appelle dans les traités d’école le jugement, la décision, cela, ces catégories livresques, se trouva violemment annihilé. Un étrange pouvoir de lucidité quasi somnanbulique s’y substitua, le sens animal de la chasse et de l’affût. Je fus poussé en avant par un véritable fourmillement interne (et cependant je n’oubliai pas de monter jusqu’aux oreilles le col de mon vêtement et de déformer mon chapeau). Mon sang s’accélérait. Le cœur me battit dans la gorge. Je marchai droit sur la grille. Je ne contournai pas un lit de cailloux préparé pour la réfection de la route. La clé ne tâtonna pas dans la serrure. J’ouvris. J’entrai. Je ne fis qu’un pas.

Poignante fut cette seconde durant laquelle se déchira tout entier, et comme il ne l’avait jamais