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Maintenant, perclus de goutte, il vivait dans sa demeure glaciale avec sa mère nonagénaire, et passait, à juste titre, pour un original fieffé.

Uniformément vêtu d’une sorte de souquenille en taffetas piqué, de couleur cramoisie, déteinte et déchirée, coiffé d’une perruque du plus beau noir, le marquis ne sortait jamais de sa maison. Une sciatique du côté gauche l’obligeait à s’appuyer sur des béquilles. Lorsqu’il était en colère contre ses gens, ce qui arrivait bien quatre ou cinq fois par jour, il les poursuivait dans les couloirs de sa sombre demeure en sautillant comme un héron, les menaçant d’une mauvaise rapière qu’il avait toujours sous la main. Le marquis vociférait des injures, car il ne se gênait guère pour sacrer tout le jour, maudire ses domestiques épouvantés, et se pâmer ensuite de douleur et de fatigue ; après quoi, il se purgeait abondamment pour se débarrasser de ses « aigreurs ». Le cours de sa santé était le seul intérêt de sa vie, mais il oubliait sa santé pour pester contre « les bandits » dont il dépendait et qui, clamait-il, « se gaussaient d’un pauvre infirme ». Après quoi, il se tâtait la langue, regardait avec une loupe la couleur de ses yeux, comptait les battements de son cœur et examinait ses crachats au microscope, pour être sûr qu’ils étaient « honnêtes ». Malgré ses maladies, cet original haïssait le commerce des médecins et prétendait se soigner seul. Jadis, ces messieurs lui avaient interdit le vin, les coquillages et la venaison ; il avait protesté que le vin n’a jamais fait de tort à un Malouin et continuait de boire sec ; en outre, il ne se nourrissait guère que de salicoques.

Joignez qu’il se lamentait nuit et jour sur la dureté des temps, les gages de la valetaille et le prix qu’il lui fallait payer le stère de bois ; enfin, il portait une housse râpée, semblable en tout point à celles dont il revêtait ses fauteuils, néan-