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souvent en mer, entre ce maniaque irritable et cette nonagénaire ? Il y avait de quoi rendre folle une femme bien équilibrée, ce n’était guère le cas de celle-ci. Néanmoins, le mariage fut conclu avant le retour du fiancé, celui-ci ne manquerait pas d’obéir à son père, lui-même plairait sans faute à Anne-Marie. N’était-il pas « beau comme un dieu ? » Il est bien exact que ses amis ne l’appelaient que Phébus. Pour les sentiments, ils naîtraient en leur temps ; d’autre part, la santé d’Anne-Marie se trouverait bien du mariage. Ce sacrement guérit les maux des demoiselles ; il est vrai qu’il leur en apporte quelquefois de nouveaux, néanmoins : « lorsque l’on marie sa fille, il faut s’en remettre à la Providence », et « si l’on s’arrêtait à tout, se déciderait-on jamais à l’établir ? » Ainsi raisonnaient sans doute les parents de Mlle de Saint-Cast, car le mariage du Launay fut décidé en quelques jours. Il faut dire à leur décharge qu’ils ignoraient quel mal menaçait leur fille ; quant au fiancé, il était certes beau et brave.

Mlle de Saint-Cast ne considéra pas sans effroi la vaste personne du marquis, juché sur ses béquilles, lorsqu’elle fut admise à lui faire sa révérence. Elle confia ses impressions à son amie Renaudier. Il la reçut dans une chambre dont les fenêtres, toujours closes, étaient par surcroît de précaution collées avec du papier gris ; une odeur écœurante de tabac à priser, (le marquis en était fort amateur), de vin et de poisson flottait dans la pièce. M. du Launay achevait de déjeuner. Il se drapa avec dignité dans sa robe de chambre crasseuse, laissa tomber un regard pénétrant sur la jeune tête blonde qui s’inclinait, releva Mlle de Saint-Cast, la baisa au front, et « sans un mot d’accueil » la présenta à la douairière, qui attendait dans la chambre voisine, les pieds sur sa chaufferette.