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cela se dit sous le manteau, car le personnage est vindicatif, et il ne s’agit pas d’éveiller sa rancune ; on murmure aussi sur son compte maintes histoires. Mais peut-être sont-elles fausses ? Ce que l’on sait bien de lui c’est qu’il ne possède pas un ami, car il se montre avec eux si dur, si âpre, si méchant, qu’il décourage les plus vaillants. Il est redouté parmi ses hommes, aux chantiers du Grand Talard, l’on se tait à son approche ; en revanche, il est obéi comme pas un.

Le père de Karmord, « homme dur », l’éleva, on peut le dire sans menterie, à la baguette ; sa discipline fut implacable. Les jésuites de Rennes se chargèrent ensuite de l’éducation de l’enfant, qui, libéré de la tutelle paternelle, au milieu de ces hommes courtois et fins, se crut quasiment en paradis. À ces deux écoles, il apprit la ténacité et la ruse, la violence et l’habile souplesse. On disait au Grand Talard que la maîtrise que Karmord avait de lui-même était surprenante et qu’elle le servait puissamment pour venir à bout des entreprises les plus hasardeuses.

La vie de ce Karmord, certes, est pour le moins énigmatique. Souvent, il s’embarque sur un de ses navires, en partance pour les Indes par exemple. Mais, arrivé à destination, Karmord n’est plus à bord, il a disparu, Dieu sait où. D’aucuns disent tout bas qu’il fait vilainement aux Amériques la traite des noirs ; d’autres évoquent plus bas encore le souvenir d’un certain Alain, contremaître, assez forte tête, qui « manqua » un jour à son patron, et après cela disparut à jamais. Ces détails donnent du pittoresque au personnage, toutefois on conviendra qu’ils ne sont guère rassurants.

Cependant, les renseignements que l’on possède concernant la vie intime de Karmord, connus au port et chez quelques armateurs, demeurent totalement ignorés de la société aristocratique