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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

coïncidence de la fatalité meurtrière d’une part, et de la science trompeuse de l’autre, en ébranlant légèrement le sentiment de ma sécurité, me faisait espérer que Tornada ne me maintiendrait pas longtemps dans cette situation peu agréable de mort-vivant.

Tornada s’était éclipsé. Des gens, amenés par le valet de chambre, survinrent, qu’à leurs propos je reconnus être son chauffeur et son concierge. Le premier déclara que, décidément, depuis quelque temps « son auto tournait au corbillard » et le second, que son immeuble « devenait une succursale du Père-Lachaise ». Ils m’enveloppèrent dans une couverture, me soulevèrent avec beaucoup de peine, en raison de la raideur de mes membres, qui me rendait peu maniable, puis ils m’enfournèrent dans l’ascenseur, en m’y maintenant debout — ce qui ne laissa pas de les étonner qu’un mort pût rester en cette position. De l’ascenseur, ils me firent passer dans l’auto, qu’ils avaient eu la précaution d’amener sous le porche. Comme c’était une vaste limousine, j’y pus être allongé, en somme assez confortablement. Puis, rideaux baissés, l’équipage se mit en route, sans que nous eussions été remarqués de personne. C’est étonnant la facilité avec laquelle on escamote un cadavre, à Paris, en plein jour.

Je voguais ainsi — j’emploie intentionnellement cette expression : ne sentant pas mes muscles, je me semblais être en barque — je voguais durant les deux kilomètres qui séparent ma maison de celle de Tornada. J’avais si souvent parcouru ce chemin à pied et en voiture, qu’il m’était possible de reconnaître les rues que suivait l’auto et, quand elle s’arrêta, je me savais à ma porte. Là, même manœuvre : entrée discrète sous le porche, surprise de mon concierge, ascenseur debout et le palier.

Au coup de sonnette de Jean, Anna, ma femme de chambre, ouvrit.

Elle s’effara :

— Qu’est-ce que c’est ?