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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

répète que c’est très urgent. C’est pour prévenir une dame que son mari vient de mourir.

J’étais fixé : Lucienne se trouvait à ce Ségur, dans les parages de l’École Militaire.

Qu’y faisait-elle ?

Oh ! rien de répréhensible, assurément. Son amour pour moi m’était garant de son honneur conjugal. Que de fois, dans nos transports, n’avait-elle pris ma tête grisonnante dans ses jeunes bras, pour me murmurer : « Étienne, tu es si bon et je t’aime tant, que si j’étais poussée par un hypnotiseur à te tromper, eh bien, je saurais résister à son fluide et me tuerais plutôt !… » On ne se méprend pas à des accents aussi spontanés.

Mais enfin, elle était au Ségur 102-90 et qu’y faisait-elle ?

L’idée me vint bientôt — elle est si coquette, elle adore la toilette — qu’elle s’y trouvait à la recherche d’un chapeau pour accompagner sa robe confectionnée chez la petite couturière. Il devait y avoir là, à ce Ségur 102-90, une petite fée aussi ingénieuse et artiste que l’habilleuse de la rue Pasquier. Où ne courrait une Parisienne, qui ne dispose annuellement que d’une vingtaine de mille francs pour sa toilette, pour appareiller, dans les meilleures conditions, un chapeau à une robe ?… Elle ferait à pied, par les rues des quartiers les plus sombres, les plus dangereux, des kilomètres qui la décourageraient devant des panoramas ravissants. D’autant que Lucienne avait le génie de la découverte de ces petites couturières et de ces petites modistes. Certes, elle commandait ses atours importants chez les grands faiseurs. Je comblais de temps en temps un trou dans son modeste budget. Je soldais des factures en retard. Trop heureux d’utiliser ainsi mes rentes pour la voir sourire, pour me faire récompenser d’un baiser. Mais elle ne gaspillait pas et je ne pouvais oublier mon enchantement, lorsqu’elle survenait au milieu de mon travail, brandissant une toilette qui me pa-