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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

retrouver et qu’elle ne retrouvait pas, parce que la divorcée était retenue « là où Madame sait », voyons, pouvais-je m’offenser qu’elle prît ma femme pour confidente d’une liaison cachée et que j’en eusse été tenu à l’écart ? Ce n’était pas le secret de Lucette, après tout ; et je l’aurais même blâmée de me l’avoir fait partager. Mme Godsill, femme libre, ne dépendant de personne, avait le droit d’aimer qui bon lui semblait. Elle sauvait la façade, alors que tant d’autres s’affichaient cyniquement : que pouvais-je lui demander de plus, moi qui avais écrit Thémis et Vénus, un poème où je plaidais le droit à l’amour pour les femmes rebutées par un mariage malheureux et libérées par la justice ? Cette thèse audacieuse avait du reste eu beaucoup de succès ; la réclame annonçait le trentième mille ; je savais qu’on n’en était qu’au dixième, mais c’était déjà très joli.

Donc, mes réflexions innocentaient également Mme Godsill. Mais il restait dans ce quatuor, Anna, la femme de chambre, qui était au courant, elle, de la situation qu’on m’avait laissé ignorer. Eh bien, sur ce point encore, il me fallait accepter une nécessité, Anna n’était en somme qu’une salariée, un instrument, un rouage. L’indiscrétion avec elle, autorisée par Mme Godsill, ne comptait pas comme avec moi. Anna savait. Anna devait savoir. Anna n’existait pas.

Sous quelque aspect que j’envisageasse le problème Ségur 102-90-Godsill, j’y trouvais donc des éléments de tranquillité. Je persistai dans cet optimisme jusqu’au moment où les lettres anonymes me revinrent hanter. Elles eussent démoli tout mon échafaudage d’indulgence, si un incident, qui se passa rapidement, discrètement, et dont je fus le récepteur immobile, n’avait changé le cours de mes idées.

Quelqu’un, quelqu’un de nouveau, une femme — mais une femme qui n’était pas Anna, le frôlement de la jupe n’était pas le même — quelqu’un