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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

— Voyons, voyons, mignonne, faut pas vous mettre dans des états semblables !… Calmez-vous, que diable !… Il est mort, c’est entendu, mais ça passera… Vous êtes jeune, vous êtes belle : vous avez l’avenir devant vous !… Vous ne serez pas gênée de trouver un homme moins fatigué, plus digne de vos jeunes ans !…

— Pas comme celui-là, je l’aimais tant, docteur !

— C’est entendu, mais on n’aime pas qu’une fois dans sa vie !

— Comme je l’aime, si, docteur !

— Vous verrez…

— Vous avez raison, docteur… fit une troisième voix, qui était celle de Mme Godsill, je la reconnus à ses modulations flûtées. Vous avez raison, un mari se trouve et elle devra, à son âge, refaire sa vie. Mais ce n’est pas une chose à lui dire maintenant.

— Qué ! ça viendra bieng tout seul !… confirma une quatrième voix sonnant le Midi — l’organe de mon concierge.

— Madame ne pense jamais à elle, soupira Anna.

Tous ces gens étaient bien gentils pour Lucienne, mais leurs encouragements n’aboutirent qu’à redoubler son désespoir.

Je craignais qu’elle n’eût une attaque de nerfs. Elle y était sujette. J’avais déjà, sur ce point, consulté Tornada, qui m’avait répondu « que le remède ne dépendait que de moi, mais que j’étais un peu trop sur les boulets pour le lui procurer »… Cet homme ne ratait jamais une occasion de me faire sentir ma maturité, comme de souligner publiquement l’inégalité de nos âges. Je l’eusse, en ce moment, giflé. D’autant plus qu’il insistait :

— Croyez-moi, je suis votre ami… je sais l’épouse admirable que vous étiez, la compagne fidèle… l’interprète unique d’un homme qui passait pour avoir du talent, de ce talent qui mène à l’Académie plus sûrement que le génie. Mais réfléchissez : ça court les rues, ces valeurs-là !… Vous ne serez pas en peine de