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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

J’espérais qu’on laisserait dormir cette pauvre fille. Mais j’entendis :

— Voulez-vous lui dire que je suis souffrante aussi et que je lui demande de vouloir bien veiller Monsieur.

Anna rapporta sans tarder l’acceptation de l’institutrice. Puis elle déclara que Madame allait pouvoir se mettre à table.

— C’est vrai, il faut manger… Qu’y a-t-il à manger, Anna ?

— J’ai commandé à la cuisinière ce que Madame a ordonné.

— Dites le menu à Mme Godsill.

— Tu veux que je reste ?… se défendit mollement celle-ci.

— Mais certainement, tu ne vas pas me quitter un jour comme celui-ci !… Alors, Anna ?

— Potage ; soufflé au fromage ; riz de veau aux épinards et glace à la framboise.

— Et un doigt de champagne pour nous remonter, Anna.

Et elles s’en furent prendre ce bénin mais réconfortant repas de deuil. J’en restais suffoqué !… autant que peut être suffoqué un homme qui ne respire plus depuis cinq heures. Passe encore pour le riz de veau ; mais il m’apparaissait que le doigt de champagne, vin de liesse et de joie, ingurgité à portée de mon cadavre, ne répondait nullement à un besoin de mortification. Inconséquence, irréflexion. Pour continuer à accepter avec indulgence les actes de ma femme adorée, depuis la minute où elle s’était trouvée en présence de ma dépouille, je voulus me persuader encore que sa métamorphose n’était qu’une répercussion du coup qui la frappait. Mais véritablement, le champagne dépassait la mesure et tout ce que je pouvais excuser d’elle commençait à prendre maintenant signification d’une indifférence inexplicable. Les lettres anonymes me ravagèrent derechef.

Mais soudain, quelle fraîcheur d’aube, quel