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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

ports de vie, la sombre minute où tu t’es déjà penchée sur l’au-delà !…

Trois heures vides encore. On mange dans mes environs. On mange partout. L’ignoble humanité se gave. La panse seule compte. Le travail, le veau d’or, l’idée : tout est pour la panse.

Pour la panse aussi l’amour. Lucienne m’en apporte l’abjecte suggestion. La voici, épanouie dans son deuil. Sa substance est heureuse. Qu’elle est belle ! Que j’aurai de peine à m’arracher à sa chair ! Ma passion pour elle s’élucide : je ne l’ai jamais aimée que pour la possession. Cela m’aide à la mépriser, à ne pas trop souffrir de l’anéantissement de mon rêve. Mais cela ne va-t-il pas me retenir à elle, honteusement, servilement !

Non ! Je saurai me vaincre ! Je n’aurai qu’à regarder ce téléphone, dont elle se sert à nouveau, pour décider avec son Guy du rendez-vous de l’après-midi, dans une pâtisserie voisine de la gare Saint-Lazare ! Elle foule toutes les pudeurs ! Goûter avec son amant, en public, la veille de mes funérailles !…

Téléphone au pied de bronze, tu deviens mon arme, ma massue ! C’est toi qui broieras son crâne, qui feras craquer ses os, gicler son sang, ô téléphone au pied de bronze !…

A-t-elle eu pitié, remords, quand, en repassant dans ma chambre, elle s’est arrêtée sous son portrait et, me regardant un peu plus longuement, elle a murmuré :

— Pauvre diable !… il avait tout de même de belles qualités !

Mais non, même pas. Elle souriait. Le même sourire qu’en sa peinture, où je distingue maintenant l’ironie cruelle, la jouissance, l’avidité…

Mon Dieu ! que Tornada est en retard !…

Mais voici des visiteurs encore. Ils ne devraient plus venir ! Ce n’est plus Anna qui devrait les introduire : c’est moi ! C’est moi, qui devrais renvoyer cet homme aux dents découpées en scie, aux yeux en