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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Je n’avais plus aucun espoir !…

Ah ! que mon drame de cœur, que le vol de mes collections, que le battage de l’Académie, et le beau Guy, et l’inénarrable Jojo, s’évanouissaient devant cette perspective d’être réellement mort, dès avant la cessation de la vie !… Tout au plus Ninette et sa Vestale surnageaient-elles dans mon unanime désintéressement des êtres et des choses que j’allais quitter. Mais pour le reste de l’univers : la splendide apathie de saint Jérôme dans sa grotte, de Diogène dans son tonneau ! Les grandes causes humaines, prédilection de mon talent, ne comptaient plus ! Je n’avais de pitié que pour moi-même !

Tornada était mort, plus mort que moi, aussi mort que je le serais sous peu !

Et que je l’enviais d’avoir trouvé sa fin sous un autobus ! Je me le représentais, affolé par le vol dont il avait été victime, traversant une rue sans s’imaginer que le monde existât pour autre chose que sa formule, happé par le lourd véhicule, traîné quelques mètres, criant, hurlant, et finalement ne pouvant éviter que tout son corps y passât, que sa tête éclatât sous les roues. Une mauvaise minute : mais combien plus souhaitable que l’agonie qui m’attendait !…

Il devait être dix-neuf heures. Les jours s’achèvent tard en juin. J’avais encore deux heures environ à me graver des choses que j’allais quitter, à retenir les sons que je n’entendrais plus. Et puis la boîte. Demain l’humus. Et plus loin… Ah ! plus loin : qu’allais-je trouver, derrière le grand rideau !…

Ô ma lumière funèbre, comme tu m’es douce !

Ô mes bruits coutumiers, comme vous êtes harmonieux !

Le bonheur de percevoir, on ne le reconnaît qu’à la limite de ne plus en profiter !

Des hommes passent dans la rue voisine, que le travail terrasse, que le destin accable, qui maugréent, se lamentent, en appelant la mort : ces hommes ne