Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/310

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violet, toujours neuf, qui brillait au revers de son vêtement d’un éclat tout ensemble modeste et fulgurant.

Comme il arrivait près de la porte, il recula brusquement, aussi impétueusement que s’il eût marché sur la queue d’une vipère, et se découvrit avec un empressement religieux, en balbutiant, d’une voix étranglée :

— Bonsoir… Maître !… Mes hommages… Maître !…

— Bonsoir, Charibot ! laissa tomber, sans le regarder, un gros homme rubicond, tout luisant d’une graisse orgueilleuse, qui passa devant lui et ne s’excusa pas.

M. Charibot rouvrit la porte qui s’était rabattue sur ses pieds, et sortit à son tour, le cœur tumultueux. Il suivit des yeux, sur le boulevard Saint-Germain, le puissant pachyderme qui roulait et tanguait : c’était le poète Roger Lamirande, l’illustre auteur des Jardins Vénéneux et du Cœur Ironique. Les promeneurs le heurtaient du coude sans se douter qu’ils touchaient le veston d’un homme de génie, et Charibot les prit en pitié. Lui, du moins, connaissait le Maître !… Il lui avait versé dix mille francs de droits d’auteur ; il l’avait salué ; et Roger Lamirande avait prononcé son nom !… Charibot releva la tête, redressa ses maigres épaules, cambra son échine voûtée, et jeta sur le monde un regard victorieux. C’était un tout petit regard, qui ne brillait que de l’éclat des lorgnons, un pauvre regard jaune et trouble dans un visage émacié, que cernait une barbe grisâtre de quinquagénaire mal soigné. Il considéra, dans les glaces de la librairie, sa silhouette qui miroitait sur un fond carrelé de volumes rouges, jaunes, bleus, d’estampes et de cartonnages, de périodiques illustrés et d’affiches hurlantes, et il se vit vraiment tel qu’il s’apercevait dans ses rêves : blond, avec une barbe de Christ, une douceur grave dans les prunelles, et cette mélancolie hautaine qui fait du poète un élu des Dieux. Car le père Charibot, caissier de la