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Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/54

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LA DENT D’HERCULE PETITGRIS

— J’ai même entendu, mossieu le Minisse, continua-t-il, que vous parliez de moi comme d’un agent. Erreur ! Je ne suis agent de rien du tout, ayant été révoqué, à la Préfecture, pour « caractère insipide, ivrognerie et paresse ». Je cite le texte de ma radiation.

Rouxval ne put cacher sa stupeur.

— Je ne comprends pas. M. le Président du Conseil vous recommande à moi comme un homme capable, d’une lucidité déconcertante.

— Déconcertante, mossieu le Minisse, c’est le vrai mot, et voilà pourquoi ces messieurs veulent bien m’utiliser dans les cas où personne n’a réussi ou ne pourrait réussir, et sans me tenir rigueur rapport à mes petites habitudes. Que voulez-vous, je ne suis pas un travailleur. J’aime boire à ma soif, et j’ai un faible pour la manille aux enchères. Quant au caractère, ça ne compte pas. Simples vétilles. On me reproche d’être vaniteux et insolent vis-à-vis de mes employeurs ? Et après ? Lorsqu’ils bafouillent et que je vois clair, j’ai-t-i pas le droit de leur z’y dire et de rigoler un brin ? Tenez, mossieu le Minisse, plus d’un coup j’ai refusé de l’argent pour garder le droit de m’esclaffer. Ils sont si rigolos à ce moment ! I’font une tête !

Dans sa figure tombante, au-dessous de ses moustaches mélancoliques, le coin gauche de sa bouche se retroussa en un petit rire silencieux qui découvrit une canine démesurée, une canine de bête féroce. Durant une seconde ou deux, cela lui donna un air de joie sardonique. Avec une pareille dent, le personnage devait mordre à fond.

Rouxval n’avait pas peur d’être mordu. Mais son interlocuteur ne lui disait rien de bon, et il s’en fût débarrassé en toute hâte, si le Président du Conseil ne l’avait pas imposé avec une telle insistance.

— Asseyez-vous, dit-il, d’un ton bourru. Je vais interroger et confronter entre elles trois personnes qui sont ici. Au cas où vous auriez quelque obser-