Page:Les Aventures de Huck Finn.djvu/138

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


— Vous m’avez l’air d’un vieux malin, dit le jeune homme. Il me semble que nous pourrions nous atteler à la même voiture.

— Je ne demande pas mieux. Quelle est votre spécialité, sans indiscrétion ?

— Typographe, par état ; phrénologue, artiste dramatique, dentiste, magnétiseur, conférencier, maître de danse ou de géographie, débitant de médecines plus ou moins brevetées, selon l’occasion. Il n’y a pas de sot métier, pourvu qu’il n’exige pas trop de travail. Et vous ?

— J’ai fait un peu de tout cela dans mon temps. La bonne aventure et le magnétisme étaient mon fort, quand je trouvais un compère habile. Aujourd’hui, je m’en tiens aux conférences sur l’abus des liqueurs fortes. Si les ivrognes — on en rencontre partout — ne se dérangent guère pour venir m’entendre, leurs femmes accourent et d’assez grosses recettes récompensent mes faibles efforts.

Il y eut un moment de silence ; enfin, le jeune poussa un profond soupir et s’écria :

— Hélas ! hélas !

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda le vieux.

— Ah ! lorsque je songe que je suis réduit à voyager sur un radeau, en compagnie de gens dont…

Il s’arrêta pour tirer un mouchoir de sa poche et s’essuya le coin de l’œil.

— Dites donc, riposta la tête chauve d’un ton revêche, notre société en vaut bien une autre !

— Certes, et je ne vous adresse aucun reproche. Loin de là. Ce n’est pas vous qui m’avez tout enlevé : nom, honneurs, fortune, famille. Par bonheur, il est une chose que le monde ne peut m’enlever : la tombe où mon pauvre cœur brisé goûtera enfin le repos éternel !

Et il porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.

— Le diable emporte votre pauvre cœur brisé ! s’écria le vieux monsieur. Pourquoi nous le jetez-vous à la tête ? Nous n’y sommes pour rien.