Page:Les Aventures de Huck Finn.djvu/30

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— Bah ! ton père n’est certes pas le seul citoyen de Saint-Pétersbourg dont la botte gauche porte un ornement pareil. C’est égal, Huck, nous finirons par te civiliser. Tu es un malin.

Il était plus malin que moi, car il avait tout compris dès le premier mot. Cependant, pour peu qu’il eût continué son interrogatoire, je serais resté fort embarrassé. Je craignais mon père, dont je n’avais jamais eu à me louer, et, d’un autre côté, l’idée de travailler du matin au soir, comme les gens civilisés dont on me citait sans cesse l’exemple, ne me souriait guère. Bref, j’étais fort tracassé. La veuve, qui me trouva en train de broyer du noir, me fit causer, et elle crut me rassurer en me disant :

— Ne t’inquiète pas. Je ne t’abandonnerai pas, lors même que M. Thatcher garderait pour lui tes six mille dollars.

— Il ne les gardera pas pour lui, répliquai-je ; ce serait trop de chance. On ne me laissera jamais tranquille. J’avais raison de ne pas vouloir être riche.

— Tu changeras d’avis un de ces jours, me dit la veuve en riant.

— En tout cas, mon père ne gagnerait rien à devenir riche, et j’aimerais mieux donner l’argent à un autre — à M. Thatcher ou à vous, par exemple.

— Comment ! tu ne veux pas que ton père profite de la fortune que tu dois au hasard ?

— Non. Avec de l’argent plein les poches, il ne travaillerait plus du tout, et alors…

— Ah ! c’est vrai, mon pauvre Huck, j’oubliais. Sans lui, tu ne serais pas le petit sauvage que nous avons tant de peine à apprivoiser. Enfin, il faut espérer que M. Thatcher a raison et que tu en seras quitte pour la peur.

Moi, je savais mieux qu’elle que M. Thatcher se trompait. Ce n’est pas pour rien qu’on renverse une salière. Lorsque je montai ce soir-là dans ma chambre, j’y trouvai mon père. Je m’étais retourné en en-