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LES BRAVES GENS.

avocat, reprit l’autre en s’adressant au lapin, et sois tranquille, je t’empêcherai toujours d’aller en prison. »

Le grand lapin jaune ne répondait à tout cela qu’en agitant ses oreilles et en faisant frissonner ses moustaches. S’il avait pu répondre autrement, il leur aurait dit qu’étant de naturel rêveur et mélancolique, toutes ces effusions de tendresse le troublaient beaucoup (ce qui aurait prouvé une fois de plus que l’affection ne doit pas être indiscrète). Quant aux fallacieuses promesses d’avenir que l’on faisait briller à ses yeux, il les aurait toutes données de grand cœur pour trois feuilles de choux et cinq minutes de tranquillité.

Les petites gens de rien, comme les Loret, n’ont guère le temps de savourer la joie ni de s’abandonner à la tristesse : ce qui fait compensation. Ils ont trop à faire. Mme Loret disparut bientôt dans l’arrière-cour, où elle put méditer à son aise, les bras plongés jusqu’au coude, et même au-dessus, dans un immense baquet de savonnage. Camille se prépara à recevoir « ces messieurs », c’est-à-dire les élèves. Il était encore beaucoup trop jeune pour prendre la liberté de les appeler des lézards. M. Loret emmena Léon pour le présenter chez M. Defert ; auparavant il avait indiqué à Paul, promu du coup au grade de clerc d’huissier, ce qu’il aurait à faire en son absence. Les fillettes lavèrent la vaisselle. Le médecin et l’avocat en herbe partirent pour l’école des Frères, et firent la route en jouant à saute-mouton.

Le no 9, le seul oisif de la maison, eut toute liberté de la parcourir à sa guise, et ne s’en fit pas faute. Quand il fut las de grimper sur les chaises pour regarder par les fenêtres, de monter l’escalier et de le redescendre, de traîner les chaises d’une pièce dans l’autre, il s’endormit dans le premier coin venu, et l’on n’entendit plus dans la petite maison, si bruyante il y a un instant, que le tic-tac du coucou, le bruit des assiettes qu’on lavait avec accompagnement de chuchotements et de rires étouffés, les coups de sonnette des élèves qui venaient prendre leur leçon, et dans la salle d’armes le bruit des pieds, des cris rhythmés, et les huées qui accueillaient les bévues des tireurs maladroits. Joignez à cela des essaims de mouches bourdonnantes ; et, planant sur le tout, une odeur peu aristocratique de soupe aux choux et de tabac caporal, qui allait s’affaiblissant comme le souvenir d’un beau rêve, et vous comprendrez pourquoi Aubry disait que la maison « ne se ressemblait plus ». Elle se ressemblait cependant en ce sens qu’elle était toujours habitée par de braves gens, et par des gens heureux.