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LES BRAVES GENS.

Est-ce là, je vous le demande, la conduite d’un homme sérieux ? Il savait même si peu ce qu’il faisait, qu’il présenta la semelle de ses bottes au foyer qui était sans feu, puisqu’on était au cœur de la belle saison. Quand il s’aperçut de sa distraction, il se mit à rire ; puis quand il eut ri, il devint presque sérieux, rajusta les pointes de son faux-col et lissa ses favoris.

Alors, il s’assit à son bureau, et renversé sur le dossier de son fauteuil, il médita quelques minutes, les yeux au plafond. Tout à coup, parmi les plumes qui se trouvaient à portée de sa main, il prit, sans y regarder, la première venue (ce qui n’est pas digne d’un homme méthodique), et attirant à lui tout un cahier de papier à lettres, il se mit à écrire.

Sur la première feuille, il écrivit une phrase, une seule. Cette phrase, il la répéta sur une seconde feuille, puis sur une troisième, et enfin sur une douzaine au moins. On aurait dit un écolier paresseux, condamné par un professeur sévère à copier indéfiniment une leçon qu’il n’a pas sue. La comparaison cependant aurait péché par un point : car plus l’écolier avance dans sa tâche, plus il devient grognon, et plus M. Defert répétait sa phrase, plus son sourire de satisfaction s’épanouissait entre ses épais favoris.

Après sa première demi-douzaine de phrases, il parut pris d’une inquiétude subite, et s’élança hors de son cabinet, comme s’il n’eût pas vu sa famille depuis quinze jours, et qu’il eût été pressé d’en avoir des nouvelles. Les nouvelles qu’il était allé chercher étaient bonnes sans doute, car, quand il revint, il était tout rouge à force d’avoir ri ; et il se remit à sa besogne avec un entrain de fort bon augure.

Lorsqu’il jugea qu’il avait assez recopié la phrase qui le mettait en joie, il plia chacune des feuilles et les mit sous enveloppe. La dernière n’était pas complètement sèche, elle se barbouilla un peu. M. Defert, au lieu de s’en inquiéter, fit entendre un petit sifflement joyeux, et se consola philosophiquement de ce petit malheur en se disant : « Ma foi ! celle-là sera pour l’oncle Jean. » Et, comme un homme heureux trouve en toutes choses prétexte à se réjouir, il se frotta les mains à l’idée que celle-là serait pour l’oncle Jean, et que l’oncle Jean ne s’en fâcherait pas.