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LES BRAVES GENS.

— M’est avis qu’ils n’en ont guère besoin !

— Eh bien ! ce sera pour les autres qui en ont assez grand besoin comme ça ! »

Telle est la salutaire influence d’un chagrin véritable, qu’il fait disparaître comme de mauvais brouillards tous les petits chagrins factices qu’engendre la rêverie égoïste et le tendre amour de nous-mêmes. À partir du jour où Jean fut sûr de perdre sa sœur, il cessa complètement de rêvasser et de se créer des chimères. Il eut avec sa chère Marthe de ces longs entretiens qui roulent en apparence sur les sujets les plus indifférents, et en réalité mettent au grand jour les sentiments les plus nobles et les plus élevés de notre âme. C’est à cette époque aussi que Jean s’éprit de la musique des grands maîtres ; elle se trouvait en harmonie avec l’état de son âme.

Je laisse aux philosophes le soin et l’honneur de décider quel est le rôle de la musique dans le développement de l’humanité. Ce que je sais, c’est qu’il y a une certaine musique qui élève certaines âmes au-dessus d’elles-mêmes.

« C’est singulier, disait Jean à sa sœur qui lui jouait une mélodie de Schubert : lorsque j’entends certaines mélodies, c’est comme lorsque j’entends le récit de certaines actions : je frissonne et il me semble qu’au sortir de là je suis plus disposé moi-même à faire quelque chose qui ne soit pas vulgaire. Rejoue-moi cette dernière phrase, je t’en prie. » Et il se promenait à grands pas dans le salon.

« À quoi penses-tu, chéri ?

— À toutes sortes de choses, et à bien d’autres encore. Tiens, par exemple, je pense que j’aimerais à être soldat.

— Encore ! répondit Marthe d’un ton de reproche, il était convenu que nous ne parlerions plus de cela. Est-ce que le devoir n’est pas partout ? est-ce qu’on ne trouve pas dans toutes les situations l’occasion de se dévouer ? Tu sais que papa ne pourrait supporter l’idée de voir passer la fabrique dans une autre famille. D’ailleurs, chéri, Marguerite est partie, je partirai bientôt : il faut pourtant qu’il leur reste quelqu’un. Si je leur étais aussi nécessaire que toi, je renoncerais de grand cœur à tous mes projets.

— Je le sais bien, répondit Jean avec un soupir. Je me dévouerai donc à acheter des laines, à surveiller les ouvriers et à visiter les draps tous les matins. Voilà pourtant, ajouta-t-il en souriant, l’inconvénient d’appartenir à une dynastie célèbre.

— Justement ; résigne-toi donc à mourir dans ton lit. Il n’est pas