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LES BRAVES GENS.

devant tous les morceaux de papier qu’il rencontrait sur sa route, comme s’il se disposait à les lire. En esquivant adroitement les morceaux de papier qui flânaient dans les rues et sur les routes, on avait un cheval parfait.

Le cheval de Robillard avait une grosse tête de sauterelle, de gros yeux saillants et la vilaine habitude de rire à tout propos et hors de propos, c’est-à-dire qu’il retroussait continuellement ses lèvres, et montrait toutes ses dents qui étaient longues et jauues. Elles n’étaient pas belles, ses dents ; il devait bien le savoir, on le lui avait assez dit ; mars il persistait à les montrer. C’était peut-être simplement un tic nerveux, ou bien, comme la pauvre bête était myope, sa grimace provenait peut-être seulement des efforts qu’il faisait pour voir clair. D’un caractère poétique et rêveur, il avait une tendance à fuir les chemins battus où piétine le vulgaire, pour chercher des voies plus solitaires. En d’autres termes, il aimait, de temps à autre, à quitter la grande route pour faire un petit tour dans les terres labourées, ou à pousser une reconnaissance jusque dans les cours des fermes ou des moulins.

Tant que les deux chevaux sentirent sous leurs sabots les pavés de Châtillon, ils marchèrent avec beaucoup de sérieux et de gravité. Mais, comme disait Robillard en racontant depuis cette aventure,

À peine nous sortions des portes de Trézène


que le cheval de Jean se mit à courir après un numéro du Glaneur que le vent roulait doucement sur la poussière de la route. Et l’on ne put le décider à repartir que quand il eut vu le cours de la Bourse et le nom du gérant.

Une demi-lieue plus loin, c’est le cheval de Robillard qui, à cause de sa myopie, prend un cabaret pour une cour de ferme. Il insiste pour entrer dans la salle, avec son cavalier. Quand il est tout près, il reconnaît que sa mauvaise vue l’a trompé ; il secoue de désappointement sa grosse tête, et découvre toutes ses dents par un sourire plein d’amertume.

Ce sourire est si hideux que le petit garçon du cabaretier se réfugie derrière le comptoir en poussant des cris de détresse. On a toutes