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LES BRAVES GENS.

Et pour montrer sans doute que, si son visage n’est pas beau, il savait racheter cette petite disgrâce par des qualités plus sérieuses, il se mit à loucher affreusement, puis il marcha sur les mains, au grand ébahissement des deux fillettes.

Quand il se fut avancé ainsi jusqu’au milieu de la salle, il se laissa retomber sur ses pieds avec la prestesse d’un saltimbanque de profession, et présenta à l’assistance une tête hérissée et un visage cramoisi.

« Eh bien ! demanda-t-il, d’un air satisfait de lui-même, qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Vous ne devez pas rester, répondit Marguerite avec fermeté : non, vous ne le devez pas. Nous ne pouvons vous faire sortir de force, mais je le dirai à madame votre mère. »

Pour toute réponse, l’intrus ferma un œil, et gonfla sa joue avec le bout de sa langue.

« Donne-moi la main, Marthe, et sortons d’ici ; nous allons dire à maman pourquoi nous n’y pouvons pas rester.

— Pas de bêtises ! » cria le saltimbanque, battant précipitamment en retraite du côté de la porte, qu’il tira sur lui. On pouvait le croire parti, lorsqu’il rouvrit la porte, et ne montrant que sa tête, cria d’un ton goguenard : « Non ! mesdemoiselles, je vous en supplie, n’insistez pas ; il m’est impossible de rester une minute de plus ; il y a là un député qui m’attend, il m’a promis un bureau de tabac pour un de mes neveux qui a été tué en Afrique. Vous concevez que je ne puis pas le laisser se morfondre, ce député. Bien obligé, ne vous dérangez pas ; je connais le chemin. Je sors vraiment charmé de cette petite fête de famille ! »

Il disparut enfin. Les deux élèves de Mademoiselle se remirent au travail avec d’autant plus d’application, que Mademoiselle ne devait pas tarder à arriver. Au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit toute grande avec une lenteur solennelle, et le collégien annonça avec emphase : « La reine de Saba ! » Puis il s’effaça discrètement, comme un domestique bien appris.

Mademoiselle, ainsi annoncée sans le savoir, entra au bout d’une minute, et fut fort surprise de l’air effaré de ses deux élèves.

On entendit tout à coup au fond du jardin des cris de toute sorte : aboiements de chiens, clameurs de poules effarouchées, gloussements de dindons et fanfares de pintades. Toute la basse-cour était en révolution. Mademoiselle, comme frappée d’un trait de lumière,