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LES BRAVES GENS.

parents, pour les amis ». Il doit y avoir ce soir grand dîner rue du Heaume (voilà pour les parents) et ensuite soirée dansante (voilà pour les amis).

Le dîner met en présence le clan des Defert et celui des Salmon. On peut être sûr d’avance qu’il y aura quelque escarmouche. Comme toujours, le commencement du dîner est silencieux. Au rôti, un Salmon émet cette opinion que le nez du bébé est un joli petit amour de nez. Son voisin, qui est un Defert à lunettes bleues, le regarde de travers, et semble voir dans cet éloge inoffensif comme un empiétement sur les droits des Defert, et une tentative hardie pour confisquer le nouveau-né au profit des Salmon. Ce Defert à lunettes bleues déclare que l’enfant est un vrai Defert, qu’il a déjà le nez de la famille. (Le nez de la famille est célèbre dans tout l’arrondissement ; c’est un monument plus majestueux que régulier, et plus développé qu’élégant ; mais le proverbe ne dit-il pas : Jamais grand nez n’a gâté beau visage.) Le Salmon, piqué au vif, soutient qu’un petit enfant a si peu de nez, que ce n’est pas la peine d’en parler.

Voyez un peu à quels écarts peut entraîner la passion et l’esprit de parti ! Une dame sèche, avec un nez proéminent (une Defert par conséquent), prend la parole ; elle n’a pas vu l’enfant, quoiqu’elle l’ait embrassé et que le contact de son nez glacé lui ait fait jeter les hauts cris, attendu qu’elle est horriblement myope, et que par coquetterie elle refuse d’en convenir et de porter lunettes. Cette dame n’en déclare pas moins avec chaleur que le cher petit est tout le portrait de son père, et qu’il faut être aveugle pour ne pas le voir. De Salmon en Defert, et de Defert en Salmon, la discussion fait le tour de la table, et aboutit au même point que toutes les discussions : chacun se sent confirmé dans son opinion, et pense secrètement qu’il faut être de mauvaise foi pour n’être pas du même avis. On se boude un peu. L’oncle Jean fait de la conciliation, et Mme Defert sourit à ses efforts. Il déclare que des deux côtés l’enfant a le droit d’être fier, et que pour sa part, en qualité de parrain, il est fier pour son filleul de le voir entouré de parents si… si solvables, souffle un Defert — mais l’oncle Jean ne se laisse pas détourner de sa voie et dit : si honorables.

On passe au salon. Les whisteurs se reconnaissent et se concertent, ils se donnent le mot d’ordre et disparaissent pour la célébration de leurs silencieux mystères. Les jeunes gens font la roue dans le milieu du salon, en attendant que l’on danse. L’orchestre donne le signal : l’oncle Jean, qui ne joue ni ne danse, est pourchassé de place