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Page:Les Entretiens d’Épictète recueillis par Arrien.djvu/74

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si nous n’étions que des estomacs, des intestins, des parties honteuses ! Nous avons des craintes et des désirs ! Nous flattons ceux qui peuvent quelque chose à l’endroit des uns et des autres, et nous les redoutons en même temps.

Quelqu’un me demanda d’écrire pour lui à Rome. Le vulgaire le regardait comme très-malheureux : Renommé et riche autrefois, il avait tout perdu depuis, et vivait là où j’étais. Moi j’écrivis pour lui une lettre très-humble. Quand il en eut pris connaissance, il me la rendit, en me disant : « Je vous demandais de l’aide et non de la pitié. Il ne m’est rien arrivé de mal. »

De même Rufus, pour m’éprouver, avait coutume de me dire : « Il t’arrivera de ton maître ceci ou » cela. » — « Rien qui ne soit dans la condition de l’homme, » lui répondais-je. Et lui alors : « Qu’irais-je lui demander pour toi, quand je puis tirer de toi de telles choses ? » C’est, qu’en effet, ce qu’on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le recevoir d’un autre. Quoi ! je puis tenir de moi-même la grandeur d’âme et la générosité, et je recevrais de toi des terres, de l’argent, du pouvoir ? Aux dieux ne plaisent ! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui est à moi ! Mais, quand un homme est lâche et vil, que reste-t-il à faire que d’écrire forcément à son sujet comme au sujet d’un mort : « Donne-nous le cadavre d’un tel, et son setier de sang ? » Un tel homme en effet est un cadavre, un setier de sang, et rien de plus. S’il était quelque chose de plus, il sentirait bien qu’un homme ne peut être malheureux par un autre.