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Page:Les Français peints par eux-mêmes, tome 4, 1841.djvu/367

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« Certes, ce sont là de belles paroles et de belles pensées ; c’est l’opinion de tous les gens honnêtes et d’esprit supérieur, c’est l’aspiration continuelle de toute sympathie vraiment humaine ; — Qu’est-ce que la police a donc vu dans ces nobles idées ? — La police n’a pas cherché à voir ; mais il faut un bourreau à la police pour tuer ses sergents de La Rochelle, et la police ne veut pas que l’on crie : à bas le bourreau ! — Voilà !

Lorsque Zéphon eut fini, des applaudissements énergiques partirent à la fois de toutes les mains, et recommencèrent avec plus de force encore au nom de l’auteur de ces graves strophes, un ancien démon, et maintenant le sorcier Alphonse Bésancenez.

Le sabbat dura jusqu’à minuit. Eh bien ! pendant cette longue soirée, on n’entendit, à quelques rares exceptions près, que des chants remplis de hautes pensées et de moralités sévères. Là, comme aux Bergers de Syracuse, il n’y eut pas le moindre tumulte, pas le plus petit désordre ; il n’y en a jamais. Les chansons décentes avaient été applaudies avec chaleur, les autres ne l’avaient pas été. On eût dit que c’était pour s’instruire et non pour se distraire que tous ces braves ouvriers s’étaient réunis.

Dans le courant de l’année 1839, la chaudière des Piliers des Halles, ne pouvant plus contenir les nombreux membres du sabbat, fut abandonnée. On se réunit, dès ce moment, rue de la Grande-Truanderie, chez un autre marchand de vin. Mais déjà, les démons et les sorciers n’étaient plus seulement des ouvriers ; à ceux-ci s’étaient joints des étudiants en droit, en médecine ; chaque jour les réunions des goguettiers Infernaux devenaient plus considérables par le nombre et par le savoir ; la police alors a eu tout à fait peur. Un jugement du tribunal correctionnel de Paris, rendu au mois d’avril 1840, a aboli l’Enfer, et condamné deux ou trois démons qui étaient là, aux frais du procès et à la prison. À la vérité, les mêmes juges tolèrent les bals Chicard. O tempora ! o mores !

Les goguettiers ne ressemblent guère, il faut bien en convenir, à messieurs les membres du Caveau, et la pairie, probablement, ne s’ouvrira jamais pour eux, ni l’Institut, ni la Chambre des députés ; ceux-ci faisaient jabot et portaient le frac, les goguettiers lavent quelquefois leur chemise bleue, et ils n’ont qu’une blouse ou une redingote ; les membre du Caveau sablaient le champagne frappé, les goguettiers boivent du vin à douze sous le litre, et Dieu sait quel vin !… on en fait tant à Paris où il n’y a pas de vignes. Eh bien ! les goguettiers ne se plaignent pas ; ils ne sont ni jaloux, ni envieux ; ils chantent quand ils sont ensemble, et pour eux c’est assez de bonheur.

Chantez donc, bons goguettiers, pour vous aider à vivre, pour ne pas trouver trop mauvais le vin que l’on fait pour vous, trop cher le pain que vous achetez, trop rude votre rude travail. Chantez, ô mes frères, vous qui êtes sans joie aujourd’hui, mais qui souriez à tous les lendemains, et voyez tous les lendemains vous sourire. Les chants ressemblent aux prières ; ils ne peuvent jaillir que d’une pure conscience, et à travers tous les autres bruits du monde ils montent au ciel.

L. A. Berthaud.