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Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/320

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234 L’AMI DES ARTISTES.

à la suite. Contemplant les soldats du lycée avec autant de curiosité que ceux du roi Louis, il n’avait point le désir d’en faire partie. Bientôt, pourtant, il se rapprochait du général , causait avec lui de matières guerrières, et devenait son inséparable compagnon, presque son esclave. Là-dessus, comme sur tout le reste, il en savait dire beaucoup ; mais à la pratique ses moyens s’aplatissaient, sa volonté tombait en défaillance. Il aimait la lecture, et il s’y livrait sans méthode, sans suite, sans discernement ; son esprit était orné à la manière de l’habit d’arlequin. Bientôt nous entrâmes ensemble A l’école de dessin , où Badoulot passa trois ans sans faire le moindre progrès, commençant à copier cent objets divers et n’en terminant aucun. Tous les nez de Raphaël , de David et de Gérard ont passé par ses mains , mais il se bornait A. Notre camarade employait le reste du temps ii donner des conseils au plus fort de la division, lequel dessinait d’après la bosse , A lui tailler ses crayons et à lui pétrir des boulettes de mie de pain. Badoulot avait un genre de mérite assez singulier : si l’on raisonnait sur le dessin, sur les peintres, il désarçonnait sans peine les plus habiles, le maître lui-même pâlissait devant sa logique, et notre condisciple montrait tant de savoir, tant d’idées, des notions si parfaites sur toutes choses, que chacun disait : — Hum, Badoulot est paresseux, mais s’il voulait !... Et Badoulot redisait tout bas : — Si je voulais... Hélas ! jamais il n’a voulu.

On ne saurait croire les efforts que l’on fit pour lui inspirer de l’émulation. Peine perdue ! Notre ami avait l’amour des belles choses et de ceux qui les accomplissaient, sans le désir de les imiter. Il avait des sympathies très-vives et aucune vocation. Ce qui ne l’empêcha point de terminer sa rhétorique. A cette époque, il savait plus de noms d’auteurs illustres , de peintres célèbres, que nous tous à la fois. Il connaissait aussi le titre, le format d’une multitude de livres ; il parlait beaucoup et avec véhémence. Nous nous finies de tendres adieux sur le seuil du collège avant de franchir le portique de la vie.

Une année s’écoula. Comme je passais par Dijon , lieu natal de mon ancien camarade, je le rencontrai. Il m’expliqua comme quoi l’alniosphèrc de la province était indigeste, comme quoi il manquait d’air, comme quoi il étouffait entre ces murailles ( nous étions sur une grande place), comme quoi la ville était exclusivement ornée de crétins hors d’état de le comprendre (il n’exceptait point monsieur son père), comme quoi, enfin, il se disposait à mourir au plus tôt. Je prononçai le mot Pnris. et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux. Il m’avoua qu’il attendait l’heure de sa majorité pour se poser. — A nous autres il faut de l’indépendance Ce nous autres me troubla ; il me vint à l’esprit que mon ami Badoulot pouvait bien être l’affidé de quelque société franc-maçonnique non moins ténébreuse que culinaire. Son nous autres me rappela en outre le nous autres de ce vilain, tranchant du gentilhomme, à qui le marquis de Créqui répondait : Ce que je trouve en vous de plus singulier c’est votre pluriel.

Comme nous parlions tous deux avec emphase et mélancolie , je lui vis prendre tout A coup un visage bienveillant et respectueux avec curiosité ; il baissa la voix , appuya sa main sur mon bras, et d’un coup d’oeil de confidence dirigea mes regards sur un passant.

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