Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/420

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516 :UE MECONNUlL.

dans les administrations, qui laisse sa femme toute la journée dans la solitude , est très-sujet h la femme âme méconnue ; car, en son absence , tout pénètre dans sa maison, amis, livres, consolations, et le mal s’y développe h l’aise, jusqu"a ce qu’il arrive à un degré d’intensité qui amène les querelles les plus violentes, et enfin les ruptures les plus scandaleuses. D’autres fois encore le mari accepte l’âme méconnue pour ce qu’elle est : c’est presque toujours quand elle s’est trouvée apporter une dot considérable dans la communauté ; alors c’est l’esclave le plus insulté , le plus bafoué, le plus déconsidéré de la terre : il n’a ni la volonté d’avoir une opinion , ni celle de rentrer quand il veut , ni de sortir , ni d’être indifférent, ni attentionné ; et avec cela il est réputé le tyran le plus insupportable et le plus barbare : il ne comprend pas ce qu’est une femme ; il ignore ces sentiments secrets de sensibilité qu’il blesse a chaque instant ; il a tué le rêve de ce cœur qui croyait en lui ; il écrase de sa vie vulgaire la vie ineffable de cette âme méconnue. Pour le mari qui a une pareille femme, le supplice est de tous les jours, de toutes les minutes , de tous les instants. S’il reste seul avec sa femme , elle rêve ; a la première question qu’il lui adresse , elle se détourne dédaigneusement : que vient-il faire dans ses pensées , lui qui ne saurait les comprendre ? S’il insiste , elle éclate : le brûlai a posé son pied de bœuf sur cette âme méconnue qui ne peut même se réfugier dans le silence. S’il a quelques amis ’a diner, elle se tait encore, et lorsqu’il lui dit de servir la crème, elle essuie une larme, affecte une gaieté forcée cl douloureuse et salit la nappe. Le dîner est gêné, ennuyeux. Le soir venu , le mari demande une explication , qui se résout toujours en une attaque de nerfs (ceci tient ’a la variété la plus élégante de l’âme méconnue). C’est tous les jours la même vie , jusqu’à ce que tout cela finisse par un procès en séparation inlenté par la femme pour sévices graves , et prononcé contre elle pour adultère. Enfin quand l’âme méconnue a enterré son célibataire , ou perdu son dernier jeune homme , ou abandonné son époux , elle écrit un jour la lettre suivante à un homme de lettres quelconque :

Monsieur,

Il Vous qui savez si bien peindre les douleurs des femmes , vous me comprendrez. J’ai bien SOUFFERT , monsieur , et peut-être le récit de mes douleurs, retracé par votre plume, pourrait-il intéresser vos lecteurs. Si vous vouliez recevoir ces tristes confidences d’un cœur qui n’a plus d’espoir en ce monde, répondez-moi un mot , A madame A. L. , poste restante. »

L’homme de lettres , qui est un gros bonhomme très-rond , qui rit , et siffle la cacbucha en corrigeant ses épreuves, prend la lettre, la tortille et s’en seit pour allumer son cigare , qu’il va fumer dans les allées de son jardinet en rêvant a quelque histoire bien touchante.

L’âme méconnue va a la poste huit jours de suite , et ne trouvant pas de réponse, , elle s’écrie en guignant un boisseau de charbon : « J’ai vécu méconnue cl je mourrai méconnue ! » Là-dessus , elle fait chauffer son café au lait et demande un gigot pour son diner. 0 ! âme méconnue !

FRÉnÉDIC SOULIÉ.