Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/46

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des senteurs de l’Orient pour cette peau si parfumée et si douce ; elle a un titre et des laquais. Eh bien ! ne craignez rien, approchez : la grande dame est toujours Jenny, Jenny la bouquetière, Jenny modèle. Si vous êtes un grand artiste, si vous vous appelez Gérard, Ingres, Delaroche ou Vernet, arrivez ; dites-lui : Jenny, il me faut une main de femme ; Jenny vous jettera au nez ses gants de Venise ; dites-lui : Jenny, il me faut de blanches et fraîches épaules, il me faut un sein qui bat : Jenny ôtera son cachemire et vous montrera son sein et ses épaules ; dites-lui : Jenny, je fais une Atalante, il me faut la jambe et le pied d’Atalante ; Jenny, duchesse, vous prêtera sa jambe et son pied tout comme faisait Jenny la bouquetière. Bonne fille ! et simple, et ingénue, et dévouée à l’art, aimant la beauté pour elle-même, se félicitant tout haut d’être belle parce qu’elle est belle partout, sur la toile, sur la pierre, sur le marbre, sur l’airain, en terre cuite et en plâtre, toujours belle. Que l’art ne s’afflige pas de la fortune de Jenny, Jennv appartient toujours à l’art, elle est son bien, elle est toute sa fortune. L’art veut bien la prêter à l’hymen d’un grand seigneur, mais ce n’est qu’un prêt qu’il lui fait : il faut que ce grand seigneur soit toujours disposé à rendre Jenny à l’artiste. C’est une stipulation écrite tacitement dans le contrat de mariage de Jenny.

Telle est cette simple et souriante histoire. Il n’est pas un artiste de talent, s’il était juste, qui ne mit de moitié dans sa gloire et dans sa fortune quelque beau sein inspirateur. Or maintenant, et pour finir comme j’ai commencé, trouvez-moi quelque part, dans tout l’univers, un petit être ainsi venu au monde, que par le fait même de sa naissance il soit merveilleusement disposé à toutes choses, aux plus tristes et aux plus gaies, frais sourire, larmes amères, abnégation profonde, travail, paresse, vice et vertu, supportant également tous les excès de la fortune et tous les excès de la misère, d’une parfaite égalité d’humeur au milieu de tant de fortunes changeantes et renversées, aussi heureux dans la bure que dans la soie, aussi à l’aise dans le salon que dans la mansarde, parlant en chantant une belle langue française qui tient à la fois du Veisailles de Louis XIV et de la Courtille de nos jours — Grande dame grave et chaste, fille égrillarde et rieuse, poêle, artiste, mondaine, folle de joie, rêveuse, distraite, coquette, amoureuse, modeste, bonne et vive, prête à tout ; et pour tout dire en un mot, véritablement, entièrement et complètement — la Grisette de Paris.

Jules Janin.