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580 LE SPECULATEUR.

encore ; et, en un tonr de main, ils se procurent à bon compte l’agrément de savoir l’heure au détriment dudit enthousiaste. Puis les mouchoirs, les portefeuilles et les hijoux changent de maitre à son approche. C’est un commerce par substitution d’autant plus fructueux , que celui qui prend ne donne rien en retour a celui avec lequel il s’est mis en rapport. Ce mode est dangereux , il est vrai ; le spéculateur de ce genre en vient presque toujours ’a ajoutera sa signature le titre suivant : détenu ou forçat. Tandis que l’industriel de haut rang, qui a fait en grand ce que faisait l’autre en petit, roule dans un bel équipage , et finira peut-être par daigner mettre au bas de son nom : député oa pair de France. Délie chose que la moralité sociale ! En résumé, le spéculateur sait lout, il voit tout , calcule (ont , saisit tout. D’un même coup d’œil , il embrasse à la fois les avantages que, par une heureuse combinaison, il pourrait recueillir d’une association républicaine et d’un amalgame de bitumes, du triomphe des petites reines du Midietde la destruction des punaises ; tout lui est lucre et trafic. Il enjambera gracieusement la ruine de vingt familles poursaulerdepied ferme au milieu des démolitions, qu’il espère relever "a la plus grande gloire de sa rapacité. Il rira malignement en passant sur les désastres du prochain, car il a fait une léère variante à son usage au plus fameux des connnandements : Le bien des autres tu prendras et retiendras à ton escient. Il prétend qu’il a, à l’appui de celte phrase et de sa morale, des exemples d’une grande valeur et des approbations d’une haute portée.

Pour lui, qu’est-ce que le bien et le mal ? le bien, c’est d’être capitaliste ; le mal, c’est d’êlre prolétaire. Pour lui, qu’est-ce que le vice et la vertu ? le vice, c’est l’absence des qualités qui servent "a enrichir ; la vertu, c’est l’art d’escamoter légalement au prochain ce qu’on a le désir de s’approprier. Pour lui cnlin, qu’est-ce que l’industrie et le commerce ? C’est lout bonnement une guerre ouverte entre concitoyens pour s’arracher son bien l’un "a l’autre , avec le plus d’adresse et le moins de scandale possible ; c’est un combat "a outrance entre celui qui lient et celui qui veut prendre, entre celui qui a et celui qui veut avoir ; enfin, c’est cet adage en actions Ta-haut et l’a-bas en pratique : Ote-toi de là que je m’y mette ! Ne demandez pas au spéculateur ce que c’est que la piélé, le culte et les choses saintes. Sa piété, c’est un religieux amour pour les douceurs de la vie ; son culte , c’est l’observation scrupuleuse des statuts et règlements de la Bourse ; les choses saintes, ce sont tous les objets de prix que les Hébreux au désert jetaient dans la chaudière embrasée d’où allait sorlir le veau d’or.

A-t-il une conscience ? Oui : mais elle est semblable "a la bulle de savon brillamment colorée qui sort du fétu de paille d’un enfant : "a son apparition, on la prendrait pour quelque chose. Hélas ! Dieu sait ce que c’est, d’oti ça vient et où ça va ! A-t-il un cœur, cet homme ? Sans doute, mais il ne bat que pour sa spéeialilé ; et par conséquent les choses de l’honneur et du sentiment n’entrent en rien ni pour rien dans les habitudes de sa nature. On disait d’un grand capitaine qu"a la place du cœur il avait un boulet de ccmon ; on pourrait affirmer que le spéculateur a , en guise d’âme , des bons payables au porteur.

I>e vicomte d’ARLINCOUHT.