Page:Les Soirées de Médan.djvu/120

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chanter faux. Coiffés de képis d’une profondeur incroyable et ornés de visières d’aveugles et de cocardes tricolores en fer-blanc, affublés d’une jaquette d’un bleu noir avec col et parements garance, culottes d’un pantalon bleu de lin traversé d’une bande rouge, les mobiles de la Seine hurlaient à la lune avant que d’aller faire la conquête de la Prusse. C’était un hourvari assourdissant chez les mastroquets, un vacarme de verres, de bidons, de cris, coupé, çà et là, par le grincement des fenêtres que le vent battait. Soudain un roulement de tambour couvrit toutes ces clameurs. Une nouvelle colonne sortait de la caserne ; alors ce fut une noce, une godaille indescriptible. Ceux des soldats qui buvaient dans les boutiques s’élancèrent dehors, suivis de leurs parents et de leurs amis qui se disputaient l’honneur de porter leur sac ; les rangs étaient rompus, c’était un pêle-mêle de militaires et de bourgeois ; des mères pleuraient, des pères plus calmes suaient le vin, des enfants sautaient de joie et braillaient, de toute leur voix aiguë, des chansons patriotiques !

On traversa tout Paris à la débandade, à la lueur des éclairs qui flagellaient de blancs zigzags les nuages en tumulte. La chaleur était écrasante, le sac était lourd, on buvait à chaque coin de rue, on arriva enfin à la gare d’Aubervilliers. Il y eut un moment de silence rompu par des bruits de sanglots, dominés encore par une hurlée de Marseillaise, puis on nous empila comme des bestiaux dans des wagons. « Bonsoir, Jules ! à bientôt ! sois raisonnable ! écris-moi surtout ! » — On se serra la main une dernière fois, le train siffla, nous avions quitté la gare.

Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes