Page:Les Soirées de Médan.djvu/203

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tique lui fit soudainement admirer ceux-là qu’elle n’avait pas remarqués d’abord, ces soldats improvisés, armés au hasard, et qui luttaient désespérément. Le spectacle qu’elle avait contemplé avec le laisser-aller d’une belle dame, s’éventant bien à l’aise dans sa loge, lui apparut alors dans toute l’horreur de son développement, dans toute la grandeur de son humanité féroce. Elle seule, jusqu’à présent, n’avait point souffert de la souffrance générale.

Elle était passée souriante au milieu des morts, et des pudeurs lui vinrent pour cette insouciance et cette tranquillité dans lesquelles elle avait vécu si longtemps. Elle sentit qu’à son tour l’heure du sacrifice était venue ; elle aussi voulut se dévouer comme la femme de Paris, qu’elle revoyait maintenant grelottant à la porte des boucheries, sur les boulevards, où tombaient des obus ; comme celles-là qui, dans les défenses de ville, prenaient un fusil et faisaient le coup de feu. Alors, oubliant sa misère, ses poches vides, son train de maison réduit, sa femme de chambre grognant et réclamant sans cesse l’arriéré de ses gages, Mme  de Pahauën repoussa avec dédain les offres de Mme  Worimann. Elle, se vendre aux Prussiens ? Allons donc, jamais !

Mme  Worimann insistant, elle éclata en injures, lui reprocha le métier qu’elle faisait : une Alsacienne !

— Il ne fallait pas être Française pour consentir à de pareils trafics.

— Ainsi vous refusez ! Pourquoi ?

Mme  de Pahauën prit un grand air de dignité. Et tandis que tout se mélangeait en elle, son amour pour Paris, ses exagérations de femme et ses gestes anciens appris quand elle jouait les grandes dames