Page:Les Soirées de Médan.djvu/217

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conservées, on s’arrache les comestibles très rares qu’improvise l’ingéniosité des estomacs affamés. Les chiens, les chats, les rats sont achetés avec répugnance, apprêtés sans beurre, mangés avec dégoût, et les gastrites, de tous les côtés, s’aggravent. Plus de lait. Les nouveau-nés sucent péniblement des biberons rapidement séchés. De temps en temps, dans les rues, un bataillon qui passe, sur un commandement, se met au port d’armes, et des bières d’enfants défilent, couvertes d’un drap blanc. Et le même honneur se rend souvent, sur le même boulevard, pendant une marche d’une demi-heure. Les statistiques constatent que les maladies augmentent, et avec elles le nombre des décès, incessamment : les rues sont pleines de femmes en deuil, de gardes nationaux un crêpe au képi. Guère de famille qui n’ait son mort : toutes ont leurs angoisses.

La nuit, le bombardement jette sur des coins entiers de la ville le déchirement de ses obus, l’épouvante de sa tuerie anonyme ; le jour, on guette en vain dans les profondeurs neigeuses du ciel le vol espéré d’un pigeon voyageur apportant sous ses ailes l’annonce, au moins d’une victoire lointaine, un renseignement, même vague, sur ce que deviennent les parents là-bas, dans la province qu’on s’imagine dévastée, en proie à toutes les horreurs. Mais les ballons s’en vont emportant de jour en jour des lettres éternellement sans réponse. Le froid, le givre, les balles prussiennes terriblement adroites rendent toujours plus rares les rentrées des ramiers au colombier, et la soif de nouvelles est si grande, l’anxiété telle, qu’on achète des journaux, trois, quatre même, en