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Page:Les Soirées de Médan.djvu/270

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puis, instinctivement, il s’était jeté à plat ventre. À partir de ce moment, ses souvenirs devenaient confus, se réduisaient à peu de chose. L’agaçant assourdissement des détonations avait continué. Dans la fumée de plus en plus épaisse, des balles sifflaient, quelquefois tout près de son oreille, puis s’enfonçaient dans la terre, hachant les betteraves, comme des grêlons poussés par un grand vent. Tout ce qu’il savait, c’est que les cent autres tirailleurs, ses camarades, étaient tous couchés comme lui, sains et saufs ou morts. Ce qu’il apercevait encore, au milieu de la brume de sa mémoire, mais alors nettement, c’était l’effrayant et inoubliable changement à vue du visage d’un soldat nègre, à quatre pas de lui, devenu blanc tout à coup, affreusement blanc, pendant une minute, tandis que la cervelle coulait hors du crâne décalotté, et recouvrait la chevelure crépue. Alors, lui, à côté du cadavre du nègre, s’était fait petit, n’avait plus remué, s’efforçant de se garantir le crâne avec la crosse de son chassepot. Le reste n’était plus que ressouvenances vagues : l’espèce de coup de fouet qu’il avait cru recevoir au talon, la perte de son sang, une lourdeur de toute la jambe gauche, la sensation de son pied baignant dans un liquide d’abord tiède, puis glacé, tout se confondait encore dans sa tête comme les imaginations brouillées d’un cauchemar. Il n’était pas bien sûr d’avoir tenté un moment de se remettre sur ses jambes, puis, d’être retombé. Comme aussi, une secousse du sol ébranlé par de la cavalerie, des sabots de chevaux battant l’air à côté de son visage, peut-être le passage d’un escadron entier au-dessus de son corps : tout cela était possible ! Ces choses, et probablement d’autres encore, avaient pu se passer