Page:Les Soirées de Médan.djvu/283

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là, elle le dévorait d’un bout à l’autre sans en sauter une ligne. L’inoubliable après-midi ! Depuis trois semaines, elle venait d’avoir dix-neuf ans. En juin ! Il faisait chaud. Autour d’elle, dans la profondeur des charmilles, de doux frottements d’ailes palpitaient avec un bruit de caresse invisible. La joue embrasée et le front en sueur, suffoquée, elle cessait parfois de lire. Deux papillons blancs voletaient lentement l’un autour de l’autre, puis finissaient par ne faire qu’un seul papillon blanc. Le soir, à table, elle n’avait pas mangé.

Alors, pendant deux longues années, de dix-neuf à vingt et un ans, elle s’était sentie tout autre. Cette sœur du rêve, cette créature imaginaire qui, dans son enfance, avait partagé ses jeux, puis qui avait grandi en même temps qu’elle, qui s’était embellie des beautés éparses de toute une race et des ressouvenirs adorables de ses lectures, où donc s’était-elle retirée ? Était-elle retombée dans le néant ? Ou bien, retenue au loin par une puissance supérieure, gémissait-elle en secret, le cœur gros, les yeux noyés de larmes éternelles ? Car il n’était pas possible que l’apparition immaculée, la touchante compagne de ses années chastes, se fût changée en bête. Et c’était vraiment une bête qui l’avait hantée nuit et jour pendant ces deux ans : une bête lâchée et impudique, chevauchant des voluptés immondes, rêvant un assouvissement irréalisable. Pas de répit ! Aussi bien les jours, dans le solennel ennui du vieux château, que les nuits, ses nuits brûlées, où l’aurore finissait par la surprendre n’ayant pas fermé l’œil, mordant de rage son oreiller ! La belle saison faisait-elle palpiter la campagne d’un frisson de vie, elle partait de grand