Page:Les Soirées de Médan.djvu/78

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— Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : — « Dans des moments comme celui-ci on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » — Il avait un journal qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de suif, d’une voix humble et douce proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : — « Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.