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un amas de papiers jaunis, un exemplaire poussiéreux d’une édition depuis longtemps épuisée. Il a fait des merveilles de dissimulation pour ne pas laisser deviner au marchand la valeur exceptionnelle du précieux volume. Il l’a obtenu à un prix modique ; il emporte son trésor ; il se hâte ; on croirait, à le voir marcher si vite, qu’il vient de commettre un larcin.

Le voilà chez lui. Alors sa physionomie change. Plus d’indifférence affectée, plus de précipitation fébrile. Le bouquin est posé sur une table avec un respect presque solennel. Le vieux savant ôte ses gants, son chapeau ; il couvre sa tête d’une calotte de velours, s’installe commodément dans son fauteuil, devant la table de travail, ajuste ses lunettes sur son nez, puis, d’une main tremblante de joie et de convoitise, il saisit de nouveau sa trouvaille.

Une à une il tourne les pages, ses yeux brillent derrière les verres de ses lunettes, un sourire de bonheur se joue sur ses lèvres. Il n’a pas fait erreur ; c’est bien l’édition que l’on croit tout-à-fait épuisée. La preuve la voilà, c’est cette faute qui ne se trouve point dans les éditions suivantes. Oh ! ses pressentiments ne le trompent guère ! Quand, sur le quai, il a soulevé le tas de papiers jaunis, un secret instinct lui disait qu’il allait découvrir une perle rare. Pas une bibliothèque peut-être ne possède un exemplaire pareil ! Quelle gloire pour lui !

De toute la journée il n’aura pas d’autre idée. Cette nuit il rêvera de la faute d’impression, marque authentique du bienheureux volume. S’il reçoit un visiteur, il ne pourra pas lui parler d’autre chose que de sa trouvaille ; il ne prêtera aucune attention aux discours qu’on lui adressera. Jamais amoureux ne fut aussi absorbé par la pensée de sa bien-aimée que notre vieux savant par celle du précieux volume dont il vient d’enrichir sa collection.

Si vous voulez voir un homme heureux, allez sur le quai de l’Institut : contemplez l’amateur de bouquins, au moment où il met la main sur quelque volume à demi-rongé par les rats, mais orné d’une faute d’impression qui en garantit la rareté d’une manière irréfutable.

Marie guerrier de haupt

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LE NÈGRE DES MARAIS MAUDITS

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X X I I

TERREURS DE NICK (suite)


Ils se trouvaient alors au milieu des Marais, dans la partie la plus pittoresque, mais en même temps la plus sauvage et la plus désolée.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on n’apercevait qu’un sol tourmenté et infécond, coupé çà et là par des grandes marcs d’eau stagnante, desquelles s’élevait à cette heure une vapeur fétide. À une grande distance, une ceinture de verdure reposait seule le regard, mais à droite et à gauche, devant et derrière, les Marais avaient tout envahi, et l’on se demandait avec effroi s’il était possible à des créatures humaines d’habiter de pareilles contrées.

La petite bande venait de s’arrêter dans un pli de terrain et là, ils s’étaient distribués par groupes sympathiques.

La chaleur était accablante et lourde et nulle part il n’était permis d’espérer un abri ; les nègres avaient eu la précaution d’emporter quelques provisions de la plantation, et comme la route avait vivement excité leur appétit, ils y firent honneur.

Charlotte seule ne mangeait pas ; depuis le matin, l’air qu’elle respirait dans ces marais funestes pesait lourdement sur sa poitrine ; une pâleur maladive s’était répandue sur ses traits et des frissons fréquents couraient, sur sa peau.

Elle était triste, taciturne, préoccupée de mille pensées diverses.

Ruggby ne la quittait pas cependant ; elle savait qu’elle avait en lui un défenseur courageux et dévoué, et ce n’est qu’avec un profond sentiment de gratitude qu’elle reposait son regard ému sur le front du mulâtre.

Quant à Rock et à Bob, nous l’avons dit, ils n’avaient qu’une idée :

— Ketty !… et cette préoccupation donnait à leur attitude quelque chose de sombre que Ruggby avait été des premiers à remarquer.

Ils se tenaient en ce moment tous les quatre à quelques pas de leurs compagnons, et chacun d’eux, en proie à un sentiment pénible, n’osait lever la voix.

Bob fut le premier à rompre le silence. — Ruggby, dit-il au mulâtre, nous allons être, avant la nuit, à l’abri des atteintes de nos ennemis ; une fois que nous aurons gagné la forêt nous pourrons défier Smith et nos compagnons pourront se reposer sans dangers… Nous avons envers eux un devoir à remplir et ils n’auront rien à nous reprocher dès que nous les aurons aidés à franchir cette partie des Marais. — Je le pense ainsi, répondit Ruggby. — Dans quelques heures donc, Rock et moi, nous vous quitterons, poursuivit Bob. — Vous voulez partir ? — Oui, certes. — Mais dans quel but ? — Dans le but de rechercher Ketty. — Mais vous ignorez ce qu’elle est devenue, de quel côté diriger vos recherches… Rock est faible, toi-même, Bob, tu connais mal les sentiers de la forêt : votre projet est insensé et vous vous exposerez sans espoir de réussite. — N’importe, répartit Bob… Cette recherche calmera l’irritation de mon esprit et l’inquiétude de mon cœur. La pauvre Ketty souffre sans doute, elle nous appelle aussi, et qui sait ? Il y a des instants, Ruggby, où je pense que la honte seule la retient, et que, sachant où nous rencontrer, elle nous évite pour s’épargner la vue de notre douleur. — Y penses-tu ?

— Ah ! Ketty nous aimait tous, Ruggby ; elle ne peut pas ignorer que nous avons gagné les Marais ; pourquoi donc n’y est-elle pas venue elle-même ? pourquoi semble-t-elle nous fuir, au contraire ?… non… mon ami, non, crois-en ma vieille expérience. Ketty, j’en suis sûr, est allée cacher sa honte dans l’ombre épaisse de la forêt et elle y mourra plutôt que de s’exposer à rencontrer un père irrité ou un fiancé indiffèrent.

Bob achevait ces paroles, quand Rock vint lui prendre les mains et les lui serrer avec effusion.

— Oui, Bob, vous avez raison, s’écria-t-il. Ketty n’ose pas venir à nous ; elle souffre et pleure là-bas, bien loin sans doute, et c’est à nous d’aller la chercher pour lui ouvrir nos bras et lui tendre nos lèvres. Ah ! ne perdons pas de temps, craignons d’arriver trop tard et n’oublions pas que, Ketty retrouvée, tout n’est pas fini et que nous avons une autre mission à accomplir.

— Laquelle ? dit Ruggby.

— La vengeance ! répondit Rock en tirant à moitié son poignard de sa ceinture.

Le soleil commençait à incliner vers l’horizon ; des vapeurs épaisses s’élevaient du sein des Marais ; il était prudent de ne pas attendre la nuit dans ces parages, et Ruggby ne tarda pas à donner le signal du départ.

Quelques heures à peine les séparaient de la forêt qui fermait l’horizon, et là une fois, chacun savait que l’on allait pouvoir s’y reposer en toute sécurité.

Le trajet fut donc bien lestement franchi, et la nuit n’était pas encore tout à fait venue quand ils atteignirent les premiers arbres.

Dès que chacun se fut installé le plus commodément possible pour passer la nuit, Ruggby se rendit avec Charlotte près de Bob et de Rock ; il avait réfléchi, durant le trajet, à ce que lui avait dit le vieux nègre et il venait lui faire part de ses réflexions.

Bob et Rock s’étaient assis, non loin de leurs compagnons, sur un petit monticule couronné d’un bouquet d’arbres, et de là, ils pouvaient dominer toute l’étendue des Marais.