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Page:Les annales politiques et littéraires, tome 60, janvier-juin 1913.djvu/465

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rades les plus robustes au bout de leurs fourches, tandis que d’autres râtellent par derrière le foin resté sur l’herbe rase, et que les plus petits, avec des rameaux de noisetier, chassent des yeux, des fanons et des flancs frémissants des bœufs les essaims acharnés de mouches et de taons qui les harcèlent… Et une ardeur, un entrain endiablés… En quelques heures, le pré clos de Pigasse est nettoyé, et des chars hauts comme des tours emportent vers la grange de La Calcie un foin fauché, fané et rentré à point, et qui ne fera point tarir les vaches laitières durant l’hiver. Et c’est le pauvre Pigasse qui était content ! Avec son petit vacher et ses deux filles, – presque des enfants encore, – il eût employé trois jours à ramasser son foin, qui peut-être aurait été gâté ou emporté par un orage. Aussi, sournoisement, il avait dépêché une de ses fillettes à la ferme, avec commande d’apporter une cruche bien pleine de son petit vin de Brousse, – sans eau. Il fallut boire, tous : les grands à la régalade, les petits dans le fond de leur chapeau renfoncé d’un coup de poing. Et la cruche était ample, et le soleil chaud. Je n’assurerais pas que les plus jeunes de mes marmots fussent tous, une heure après, bien solides sur leurs petites jambes, et que le pré fauché ne fût pas un peu devenu, pour eux, la vigne du Seigneur. Tout à coup, je vois accourir Toinou, le garçon de l’auberge Vigouroux, essoufflé et suant :

« – Monsieur Bonneguide…, un monsieur qui vous demande à l’école…

– Un monsieur ? Tu ne le connais pas ? Il n’est pas d’ici ?

– Oh ! non, je ne l’ai jamais vu… Et même il paraît très en colère de trouver la porte fermée… Venez vitement ! »

Je devinais : c’était l’inspecteur, Monsieur Broussaillet, mon ancien professeur à l’École Normale. J’étais dans de jolis draps ! Je fus frotté d’importance, dur et longtemps… J’eus beau dire que les petits paysans ont besoin de s’exercer aux travaux rustiques…, que le père Pigasse était bien dans l’embarras…, qu’il y avait là une question d’humanité, de solidarité… Il ne voulut rien entendre. Il consulta le tableau des classes, constata que j’avais fait perdre à mes élèves de la première division une leçon sur l’accord du verbe avec son sujet et une lecture au Manuscrit ; à ceux de la deuxième, une séance d’écriture et la récitation de huit vers du Petit Savoyard, et, à la troisième, une lecture au treizième carton, plus le chant de l’hymne national La Reine Hortense. Bref, il me fit comprendre que j’étais un maître inexact et fantaisiste et que, s’il ne demandait pas mon déplacement, encore cette fois, c’est qu’il avait été mon professeur, et qu’il espérait me ramener aux saines pratiques de la pédagogie.

Je ne reçus donc pas mon changement à la rentrée suivante ; mais, comme à l’histoire des foins s’ajouta, un peu plus tard, celle de la leçon de géographie dans les gorges de la Durenque…

– Contez-nous encore ça, monsieur Bonneguide, suppliait Panissat.

– Ah ! non, mes amis, je vous ferais manquer les vêpres… Ce sera pour une autre fois…, quand monsieur l’abbé Reynès nous invitera à manger la morue, par exemple le Jeudi-Saint… Qu’il vous suffise donc de savoir que, l’année d’après, Monsieur Broussaillet se montra d’autant plus impitoyable qu’on lui avait raconté qu’aux Aganitz, je ne daignais pas mettre les pieds au cabaret du « Lapin Vert », où fréquentaient les purs, les biens pensants, à savoir : un mouchard du temps des Commissions mixtes, un forçat libéré retour de Cayenne et un épicier failli. Je m’attendais à être envoyé à Mandailles, lieu de déportation ordinaire des instituteurs du Rouergue mal notés ; mais on fut indulgent, et on me nomma à La Garde-du-Loup…

– Qui se félicite grandement de vous avoir, conclut Bénézet.

– Et où nous ne faisons pas mauvais ménage, tous deux, ajouta en riant le curé, ni de trop mauvaise besogne, je crois.

À ce moment, les cloches sonnèrent.

– Déjà le premier de « vêpres », dit l’abbé ; le temps a passé vite. Et, comme on faisait mine de se lever :

– Rien ne presse, mes amis… Il faut goûter mon eau-de-vie de prunes… Victorine ! cria-t-il, la bouteille plate du fond de l’armoire, à gauche.

Victorine, sans empressement d’ailleurs, apporta l’élixir demandé, que le curé versa de sa main aux convives. Comme le tisserand bégayait et larmoyait, en cachant son verre :

– Sarnibieu ! père Bénézet, il faut faire honneur à ma dame-jeanne, vous aussi… Cela vous donnera du souffle pour entonner le Laudate, tout à l’heure… Pour toi, Jeantou, ajouta-t-il en remplissant le verre du farinel, ainsi que je t’en ai averti tantôt, tu vas me rendre un service… À l’occasion de l’Adoration perpétuelle, qui aura lieu dans dix jours, comme mes amis les chantres ici présents le savent bien, je suis tenu de donner à dîner à une douzaine de confrères, dont quelques-uns – à quoi bon le nier ? – aiment assez les petits plats fins… Or, les ruisseaux sont trop gelés pour que je te demande des truites ; mais ce qui est un obstacle à la pêche n’en est pas un à la chasse.

– Pas à la chasse au loup, en tout cas, fit Panissat, puisque Pataud, le frère du meunier de La Capelle, le terrible affûteur que tout le pays connaît, en a encore abattu un, cette nuit, pendant que nous chantions matines.

– Où donc cela ? fit le curé.

– Mais pas loin d’ici, à la bergerie de Fonfrège, près de la Croix-des-Perdus.

Garric reçut un choc dans la poitrine, et devint blême. La bergerie de Fonfrège, c’était l’endroit même où il avait rencontré Mion !… Panissat continuait :

– Il paraît que Pataud s’était caché dans la bergerie, ou plutôt dans la grange qui est au-dessus. Il avait amené son chien, qu’il faisait crier de temps à autre en lui serrant la queue… Le loup s’est laissé prendre à cette invite ; il est venu rôder au clair de lune, et a reçu deux balles où il fallait… Pataud, qui, quoique boiteux, est robuste corne un chêne tors, est parvenu à porter la bête jusqu’à Fonfrège, dont le maître-valet m’a conté cette histoire à l’issue de la première messe.

– Ah ! ce Pataud, s’écria le curé ; c’est bien de lui !

Puis, revenant à Jean, tandis que les chantres et l’instituteur parlaient du loup abattu :

– Donc, Jeantou, puisque moulins et scierie sont immobilisés par la glace, et les chemins impraticables sans doute à ta clientèle pour quelques jours, ne pourrais-tu aller tendre quelques lacets aux bécassines sur les « douzes » des landes, quelques « tindelles » aux grives à pattes noires, sous les genévriers ? Et, si tu trouvais le moyen de joindre à une douzaine de ces bestioles deux ou trois canards sauvages, comme l’oncle Joseph du moulin en tuait jadis sur l’étang de Terral, tu aurais bien mérité de mes invités, et je t’en serais très reconnaissant.

– On essayera, monsieur le curé, on essayera, répondit le farinel, pressé de s’esquiver… Et merci, grand merci, de vos bontés pour moi.

Et, comme le « dernier » de vêpres achevait de sonner, on se sépara.

VII

Après vêpres, un combat violent s’engagea dans l’âme de Garric. Qu’allait-il faire ? Retourner aux Anguilles, se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s’exposer à fauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risque d’un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l’enjôleuse à tout jamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagement chez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon de ses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s’il rentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retour imprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non, il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chez Pierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, si elle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pour aller chasser, comme l’en avait prié l’abbé Reynès… Ensuite, on verrait…

Et il reprit la descente qui conduit au moulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par la bergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si bien nommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne lui apprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L’important serait de savoir exactement à quelle heure le loup avait été tué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c’était avant la sortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n’avait pas dû rester là, et il n’avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, au contraire, l’affût n’avait abouti que plus tard, le terrible braconnier, qui devait avoir l’œil sans cesse au guet, et qui était renommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grange aurait tout vu ; il raconterait tout…, et quelle honte !

Arrivé aux Anguilles, le malheureux