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Page:Les français peints par eux-même, Tome I, 1876.djvu/322

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chaque bourdonnement croit-il reconnaître un amateur étonné qui le poursuit et s’agite pour contempler le chef-d’œuvre enveloppé si habilement dans son mouchoir, pour contempler toute la splendeur et toute la perfection de sa déforme. — O déforme ! (la déforme, c’est le lustre que le gniaffe ajoute à la besogne lorsqu’elle est terminée) que de mal tu donnes au pauvre ouvrier !... Déforme si belle, si polie, si flatteuse à voir !... semelle que l’art même a cambrée ! talons si robustes et si sveltes ! empeignes au gracieux contour, je vous salue ! Et moi aussi, je suis amant de vos charmes ; et moi aussi je m’attelle à votre char !

Nous ne pousserons pas plus avant nos savantes investigations sur le gniaffe pur-sang, sur ce passereau solitaire, sur cet onagre indompté, sans parler un peu de son costume ; de peur que la France ne suppose qu’à l’instar des gymnosophistes il n’en a pas, qu’il est tout visage, ce qui serait injuste et préjudiciable à son honneur.

Si fait, pardieu, notre homme est mis, parfaitement mis au contraire ! et, pour peu que vous y teniez, j’en puis faire une monographie qui enfoncerait les inventaires de M. Honoré de Balzac ou le testament de l’empereur. — Redingote brune ou vert perroquet, manches démesurées, parements envahissants, collet petit et bas, formant balcon par derrière ; revers fripés et recroquevillés comme un morceau de parchemin jeté au feu ; la dernière boutonnière, gigantesque : c’est la seule dont il se serve, ce qui fait remonter sa redingote de telle façon, qu’elle simule par devant un formidable estomac.

Chapeau en tromblon évasé ou gueule d’espingole, vulgairement dit à ballon.

Col de chemise sciant les oreilles et enveloppant sa tête osseuse comme un cornet de papier enveloppe un bouquet.

Au travail ou en demi-toilette, son pantalon n’est que de cotonnade. Les fonds en sont de peau et des mieux empreints ; les genoux marquent, et le bas qui bat par derrière forme, comme le collet de sa capote, le pied d’éléphant. Puis, pour les grands dimanches et le bal, et dans le coin le plus discret de l’armoire, des bas bleus, des escarpins, opus suum, et un pantalon de nankin des Indes de Rouen ; puis encore quelquefois une véritable cravate brodée au coin : don précieux de son épouse encore timide fiancée. Il la reçut vers 1812, cette cravate adorée, et comme il s’en orne encore vers 1840, hélas ! elle n’est plus d’un tissu très-compacte ni d’une éclatante fraîcheur.

Lors de l’apogée de sa passion, amor, amor, fortis es sicut mors ! il se fit tatouer, par sentiment. Au bras gauche, brille sur son grand extenseur un cœur enflammé avec le chiffre d’Olympe et d’Onésime, deux OO côte à côte. Olympe de son côté a deux mains qui se souhaitent le bonjour, et deux pigeons qu’une trop vive tendresse emporte hors des limites du devoir.

Sur son bras droit ou sa poitrine plane aussi un aigle et le petit chapeau. Mais n’allez pas croire que ce fut au temps des prospérités impériales que le gniaffe se fit buriner ce symbole. Jamais, le gniaffe pur-sang n’a salué le soleil levant ; jamais tyran dans sa pompe n’a trouvé grâce devant lui : c’est au malheur qu’il donna une larme.

Le dimanche encore, j’allais l’oublier, quand sa situation pécuniaire peut le lui permettre, le gniaffe se recouvre assez volontiers les mains afin de compléter sa transformation et de dissimuler son pouce détérioré par le tranchet. Le tranchet, périlleuse et perfide lame ! kriss, kangiar, yatagan du gniaffe, dont il lui faut faire le plus fréquent usage pour diviser et scinder !... arme terrible, instrument fatal toujours de moitié dans ses projets, qu’il s’agisse d’une infidèle à punir, d’une botte à faire ou à porter ; cas bien rare toutefois, car le gniaffe n’a qu’une passion extrême, celle de se regarder comme une intelligence colossale.

Au septième dans les combles, à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, ou plutôt de la rue Maubuée, au haut d’un