Page:Les français peints par eux-même, Tome I, 1876.djvu/335

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faire encore de fort bonnes journées. Au Conservatoire des arts et métiers, on voit une paire de souliers de maroquin, dont le talon est à couche-point avec piqûre élégante, et à côté de laquelle on lit : « Le nommé André*** est parti de Paris le 6 du mois d’août 1822, à deux heures et demie du matin, pour Saint-Germain-en-Laye, où il a fait une paire de souliers ; de là il est allé à Versailles où il en a fait une deuxième paire ; la troisième a été faite à Sèvres, et en arrivant à Paris, il a fait la quatrième paire au marché Saint-Martin. A huit heures du soir, il est allé jouer la comédie, et de là à la société où il avait habitude de se rendre dans la soirée. En travaillant pendant dix heures, il a confectionné quatre paires de souliers de femme d’une manière élégante, et qui laissent peu de choses à désirer ; on assure que dans une semaine il a pu aller jusqu’à soixante et onze. » Mais il faut avouer qu’on rencontrerait peu d’ouvriers aussi actifs que celui dont il est ici question.

Quant aux souliers vernis, pantoufles et autres chaussures légères, cela se fait à la grande façon ; c’est-à-dire en gros et chez des fabricants livrés absolument à ce genre, et en possession de fournir les débitants. Il y a aussi des cordonniers à la grande façon qui ne travaillent que pour la province et la pacotille. Ceux-ci confectionnent et expédient dans les deux mondes des chaussures dites baraquettes, composées en général d’un peu de cuir et de beaucoup de papier. Il en est du reste de même de toutes les marchandises destinées aux Amériques : c’est toujours assez bon, dit-on, pour des Sauvages ; et l’on envoie à New-York ou à Cuba des copeaux pour du vermicel, ou des manches à balai pour des fusils de munition.

Un monsieur, haut employé, fort connu dans la capitale, et qui mérite de l’être à tous égards, avait, il y a quelque temps, un billet de 5,000 francs à toucher chez un gniaffe du faubourg Saint-Marceau. Il s’y rend, mais ne croyant guère qu’il pût être payé.

Arrivé rue de l’Épée-de-Bois, il cogne à l’huis d’une masure horrible et délabrée. — Le gniaffe se présente. « Que souhaite monsieur ? »

Il hésite, — il regarde autour de lui, — et voyant tant de misère, il n’ose lâcher le mot de sa mission.

Après un long intervalle ; après qu’il eut tourné vingt fois et sa langue et autour du pot, le gniaffe comprenant son embarras, lui dit : « Je vois ce que monsieur désire ; monsieur vient pour toucher le montant d’un petit effet ?

— En effet, monsieur.

— De cinq mille ?

— De cinq mille.

— Bien, monsieur, je vais vous satisfaire. »

Premier étonnement du bourgeois !

Le gniaffe passe dans une pièce voisine, ouvre un bahut, — puis revenant : « Monsieur veut-il être payé en billets de banque, en argent ou en or ?... sauf le change bien entendu. Je suis à sa disposition. »

Deuxième étonnement du bourgeois !

En… en… en… Monsieur, comme il vous plaira… Tenez, si vous voulez, moitié argent et moitié papier.

Et la chose fut faite aussitôt à son gré.

Troisième étonnement du bourgeois !

Lequel dit alors au gniaffe : « Vous m’excuserez, monsieur, si j’ai montré d’abord quelques embarras ; mais soit dit sans vous offenser, je ne pensais pas, monsieur, qu’un homme de votre profession pût être à même de faire l’appoint d’une aussi forte somme.

— Ah ! mon cher monsieur, quelle est votre innocence !... croyez bien que je ne suis en aucune manière blessé ; mais revenez de votre prévention ; il y a, sachez bien, beaucoup de gens de mon état, riches, parfaitement riches. Au métier que je fais, voyez-vous, monsieur, quand il plaît à Dieu, on gagne un argent fou. Nous achetons les vieilles chaussures qu’on jette à la borne, les savates, les lanières, les vieux chapeaux, le vieux papier à sucre ou à chandelle… Tenez, voyez, nous n’en manquons