Page:Les français peints par eux-mêmes, Tome II, 1840.djvu/163

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résonne et aille retentir dans le cœur des parents qui est censé en train de saigner dans une pièce voisine.

Bacchus est un dieu plein de tyrannie ! il confisque à son profit l’âme et l’esprit de ceux qui se font ses serviteurs ; de sorte que leur pauvre bête, selon l’expression charmante de M. Xavier de Maistre, privée de ses guides, livrée à elle-même, va comme elle peut et souvent de travers. Aussi le croque-mort plongé sans cesse dans les digestions les plus profondes, est-il loin d’avoir toujours les jambes et la mémoire présentes. Comme l’astrologue de la fable, il ne voit pas toujours les puits qui naissent sous ses pas ; il est sujet à bien des coq-à-l’âne. - Vous êtes à fumer gaiement avec des amis, et vous attendez quelques rafraîchissements. - Pan, pan ! on cogne à votre porte. - Qui est là ? - C’est moi, monsieur, qui vous apporte la bière. - Est-elle blanche ? - Oui monsieur. - Bien : déposez-la dans l’antichambre, et revenez chercher les bouteilles demain. - L’homme obéit et se retire. Mais quelle est votre surprise, quand, accourant sur ses pas, vous vous trouvez nez à nez avec une horrible boîte !

Ceci rappelle un peu l’anecdote de cet Anglais qui, confondant homonymes et synonymes, et voulant se rafraîchir, criait dans un café : - Célibataire, apportez-moi une bouteille de cercueil.

De même qu’il se trompe de porte, le croque-mort se trompera de mesure. Il portera la bière de Philippe-le-Long à Pépin-le-Bref, celle de Kléber au Petit-Poucet. - Un pan de son habit se prendra sous le couvercle et il le clouera avec le mort, et lorsqu’il voudra s’éloigner, le mort le tirera par sa basque. - Quelquefois l’intimité lui échappera comme un clavecin échappe à des porteurs maladroits, lui passera sur le corps et s’en ira rouler de marche en marche par l’escalier jusqu’à la porte de la cave. - Au cimetière, il sera dans une telle émotion que le pied lui manquera, que son arrière-train emportera la tête et qu’il tombera au fond de la fosse avec le cercueil ; - telle on voit au Malabar une veuve se précipiter sur le bûcher de son époux ! - et il faudra que des ingénieurs viennent le repêcher comme Dufavel.

Les pauvres petits enfants qui succombent sur le seuil de la vie, que Dieu, dans sa miséricorde, rappelle à lui avant qu’ils aient trempé dans la fange et dans la boue de ce monde, n’ont pas comme nous autres adultes le brillant avantage de s’en aller en corbillard. C’est simplement sous le couvert d’un modeste palanquin, qu’ils traversent à pied la ville et regagnent les pourpris célestes. Mais comme il est assez rare que quelqu’un accompagne ces chers petits élus, rien ne presse les croque-morts qui les portent, et ils peuvent se livrer sans réserve à toute l’effervescence de leur soif. A chaque bouchon, à chaque taverne on fait halte. Il faut bien se rafraîchir, la route est si longue, l’ouvrage est si fastidieuse ! et les poses deviennent si fréquentes que nos pèlerins se laissent surprendre par la nuit au milieu de leur course ; ou bien une autre fois l’on rencontrera des amis et l’on s’oubliera dans leur sein, dans le sein de l’amitié ! - et le lendemain ou le surlendemain, quand la pauvre mère viendra pour jeter une couronne sur la tombe de son enfant, elle trouvera la fosse encore vide ! - Sèche tes pleurs, pauvre femme, va, l’objet chéri de ta douleur n’est pas perdu, mère adorée ! il est chez le marchand de vin du coin, dans l’arrière-boutique !!!