Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/395

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resté davantage s’il n’avait écouté que l’Aldrovrandi, qui l’aimait tant pour son dessin que parce que, étant Toscan, il se plaisait à lui entendre lire, avec son accent, des œuvres de Dante, de Pétrarque, de Boccace et des autres poètes toscans. Mais comme Michel-Ange reconnaissait qu’il perdait son temps à Bologne, il revint à Florence et fit pour Laurent, fils de Pierfrancesco de’ Medici, un petit saint Jean en marbre[1], puis un Cupidon endormi[2], grandeur naturelle, qui, une fois terminé, fut montré à Pierfrancesco par Baldassare Milanese, comme une belle chose. Pierfrancesco, le trouvant tel, dit à Michel-Ange : « Si tu le mettais en terre, je suis certain qu’il passerait pour un marbre antique, en l’arrangeant de manière qu’il paraisse vieux, et en l’envoyant à Rome, où tu en tirerais beaucoup plus d’argent qu’en le vendant ici. » On raconte que Michel-Ange l’arrangea de manière qu’il parût antique, et ce n’est pas étonnant, car il avait assez de génie pour le foire, et même mieux. D’autres disent que le Milanese l’emporta à Rome, l’enterra dans une vigne et le vendit ensuite comme antique, pour deux cents ducats, au cardinal San Giorgio. On dit aussi qu’un agent du Milanese vendit le Cupidon au cardinal, et qu’il écrivit à Laurent fils de Pierfrancesco, lui disant de donner trente écus à Michel-Ange, ajoutant que c’était tout ce qu’il en avait tiré, trompant ainsi le cardinal, Laurent et Michel-Ange. Le cardinal ayant appris, d’un homme qui s’y entendait, que la statue avait été faite à Florence fit en sorte qu’il sut toute la vérité par un de ses envoyés, redemanda son argent à l’agent du Milanese et lui rendit la statue qui passa ensuite dans les mains du duc de Valentinois, et fut donnée par lui à la marquise de Mantoue qui l’emporta dans son pays où elle est à présent. Cette histoire ne tourna pas à la louange du cardinal, qui ne se rendit pas compte que la qualité d’une œuvre consiste dans sa perfection, qu’on peut la rencontrer dans une œuvre moderne aussi bien que dans un antique, et que c’est une grande vanité que de s’attacher au mot plutôt qu’au fait, défaut qu’on a rencontré de tout temps et chez bien des hommes qui regardent plus à l’apparence qu’à la réalité. En tout cas, Michel-Ange en retira une grande réputation ; il fut appelé à Rome[3] et séjourna près d’un an auprès du cardinal San Giorgio, qui, néanmoins, en homme peu connaisseur de cet art, ne lui fit rien exécuter.

  1. On en a perdu la trace ; une statue analogue, casa Rosselmini, à Pise.
  2. Cette statue est peut-être celle de l’Académie des Sciences, à Turin
  3. Il y arriva le 25 juin 1496 (lettre de Michel-Ange à Lorenzo di Pierfrancesco de’ Medici, en date du 25 juin 1496. D’après cette lettre, on voit que la troisième hypothèse de Vasari est la vraie).