Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/70

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les plus profondes plus sombres encore que le noir, afin de donner plus d’éclat aux parties éclairées. Mais cette manière de foncer les teintes faisait qu’il ne lui restait aucune partie claire et que ses œuvres paraissent plutôt rendre des effets de nuit qu’une lumière particulière du jour. Voilà où il en arrivait en cherchant un plus grand relief pour atteindre le fini et la perfection de l’art.

Quand il voyait des têtes bizarres ou quand il rencontrait quelque homme portant la barbe ou les cheveux comme un sauvage, il se serait volontiers pris à le suivre un jour entier, et il se le mettait si bien dans la tête que, de retour à la maison, il le reproduisait comme s’il l’eût présent devant lui ; il fit ainsi de nombreuses études de têtes d’hommes ou de femmes.

Il commença un tableau de l’Adoration des Mages[1], où il y a de grandes beautés, surtout dans les têtes ; ce tableau inachevé comme ses autres œuvres, est dans la maison d’Amerigo Benci, en face de la loggia des Peruzzi.

Il arriva que, Giovan Galeazzo, duc de Milan, étant mort et Lodovico Sforza l’ayant remplacé l’an 1494, Léonard fut amené à Milan[2], précédé de son immense réputation, et présenté, pour jouer de la lyre, au duc qui appréciait beaucoup cet instrument. Il apporta une lyre qu’il avait façonnée lui-même presque entièrement en argent et ayant la forme d’un crâne de cheval, forme bizarre et nouvelle qui donnait un son plus vibrant et plus harmonieux. Aussi l’emporta-t-il sur tous les musiciens qui étaient accourus ; il se montra, en outre, le meilleur improvisateur de son temps. Le duc, séduit encore par l’admirable conversation de Léonard, s’éprit de son talent à un point inimaginable. À sa demande, celui-ci peignit un tableau d’autel représentant la Nativité du Christ[3], qui fut envoyé par le duc à l’empereur. Il fit encore à Milan, dans le couvent des dominicains, à Santa Maria delle Grazie, une Cène, œuvre merveilleuse et admirable[4] ; il donna aux têtes des Apôtres tant de noblesse et de majesté, qu’il laissa inachevée celle du Christ, ne pensant pas pouvoir lui donner cette divine beauté que doit refléter l’image du Christ[5].

  1. Commandé en mars 1481, pour 300 florins d’or, par les moines de San Donato a Scopeto. Actuellement aux Offices. Le dessin original est au Louvre.
  2. Il y était déjà en 1483.
  3. Tableau perdu.
  4. Probablement entre 1495 et 1498. Existe encore en très mauvais état. Vasari, qui l’a vue, déclare qu’elle tombait en ruine déjà de son temps.
  5. Le dessin de la tête du Christ est au Musée de Brera.