Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/30

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bien vous parler. Il est arrivé de Flandres depuis peu de jours ; il a connu particulièrement, mais très-particulièrement, votre mari, et il a des choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait été vous les dire chez vous, s’il ne fût pas tombé malade ; mais le pauvre homme est à l’extrémité ; je demeure à deux pas d’ici. Prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre. »

« La gouvernante, qui avait de l’esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre ; mais la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit : « Ma chère madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je me nomme la Chichona. Le licencié Marcos de Figueroa et le bachelier Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs grands-mères. Quand je vous propose de venir à ma maison, ce n’est que pour votre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prêtée. » À ce mot de restitution, la dame Marcelle pris son parti. « Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir le parent de cette bonne dame ; c’est une action charitable que de visiter les malades. »

« Elles arrivèrent bientôt au logis de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui avait une barbe blanche, et qui, s’il n’était pas fort malade, paraissait du moins l’être. « Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette, votre ami. » À ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tête, salua la duègne, lui fit signe de s’approcher, et, lorsqu’elle fut près de son lit, lui dit d’une voix faible : « Ma chère madame Marcelle, je rends grâces au ciel de m’avoir laisse vivre jusqu’à ce moment ; c’était l’unique chose que je désirais : je craignais de mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre en main propre cent ducats que feu votre époux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d’une affaire d’honneur que j’eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure ?

— Hélas ! non, répondit la dame Marcelle, il ne m’en a point parlé : devant Dieu soit son âme ! il était si généreux, qu’il oubliait les services qu’il avait rendus à ses amis ; et, bien loin de ressembler à ces fanfarons qui se vantent du bien qu’ils n’ont pas fait, il ne m’a jamais dit qu’il eût obligé personne. — Il avait l’âme belle assurément, répliqua le vieillard, j’en dois être plus persuadé qu’un autre ; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte l’affaire dont je suis heureusement sorti par son secours ; mais comme j’ai des choses à dire qui sont de la dernière importance pour la mémoire du défunt, je serais bien aise de ne les révéler qu’à sa discrète veuve.

— Hé bien, dit alors la Chichona, vous n’avez qu’à lui faire ce récit en particulier : pendantnce temps-là nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune dame et moi. » En achevant ces paroles, elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit : « Belle Léonor, les moments sont trop précieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte de Belflor : il y a longtemps qu’il vous aime et qu’il meurt d’envie de vous le dire ; mais la vigilance et la sévérité de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu’ici, d’avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recours à mon industrie ; je l’ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que j’ai fait n’est qu’une ruse que nous avons concertée pour tromper votre gouvernante et vous attirer ici. »

« Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était caché derrière une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Léonor : « Madame, lui dit-il, pardonnez ce stratagème à un amant qui ne pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n’eût pas trouvé moyen de me procurer cet avantage, j’allais m’abandonner à mon désespoir. » Ces paroles, prononcées d’un air touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu’elle y devait faire ; mais enfin, s’étant remise de son trouble, elle regarda fièrement le comte, et lui dit : « Vous croyez peut-être avoir beaucoup d’obligation à cette officieuse dame qui vous a si bien servi ; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu’elle vous a rendu. »

« En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l’arrêta : « Demeurez, dit-il, adorable Léonor ; daignez un moment m’entendre. Ma passion est si pure qu’elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je l’avoue, de vous révolter contre l’artifice dont je me sers pour vous entretenir ; mais n’ai-je pas jusqu’à ce jour inutilement essayé de vous parler ? il y a six mois que je vous suis aux églises, à la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain partout l’occasion de vous dire que vous m’avez charmé. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su tromper mes désirs. Hélas ! au lieu de me faire un crime d’un stratagème que j’ai été forcé d’employer, plaignez-moi, belle Léonor, d’avoir souffert tous les tourments d’une si longue attente, et jugez par vos charmes des peines mortelles qu’elle a dû me causer. »