Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/34

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la sienne. Dès la nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis, elle attacha à un balcon une échelle de soie que le comte lui avait donnée, et fit entrer par là ce seigneur dans l’appartement de sa maîtresse.

« Cependantncette jeune personne s’abandonnait à des réflexions qui l’agitaient vivement. Quelque penchant qu’elle eût pour Belflor, et malgré tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se reprochait d’avoir eu la facilité de consentir à une visite qui blessait son devoir. La pureté de ses intentions ne la rassurait point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n’avait pas l’aveu de son père, et dont elle ignorait même les véritables sentiments, lui paraissait une démarche non-seulement criminelle, mais digne encore des mépris de son amant. Cette dernière pensée faisait sa plus grande peine, et elle en était fort occupée lorsque le comte entra.

« Il se jeta d’abord à ses genoux, pour la remercier de la faveur qu’elle lui faisait. Il parut pénétré d’amour et de reconnaissance, et il l’assura qu’il était dans le dessein de l’épouser ; néanmoins, comme il ne s’étendait pas là-dessus autant qu’elle l’aurait souhaité : « Comte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n’avez pas d’autres vues que celles-là ; mais, quelques assurances que vous m’en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu’à ce qu’elles soient autorisées du consentement de mon père. — Madame, répondit Belflor, il y a longtemps que je l’aurais demandé, si je n’eusse pas craint de l’obtenir aux dépens de votre repos. — Je ne vous reproche point de n’avoir pas encore fait cette démarche, repris Léonor : j’approuve même sur cela votre délicatesse ; mais rien ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tôt à don Luis, ou bien résolvez-vous à ne me revoir jamais.

« — Hé ! pourquoi, répliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle Léonor ? Que vous êtes peu sensible aux douceurs de l’amour ! Si vous saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de recevoir secrètement mes soins, et d’en dérober, du moins pour quelque temps, la connaissance à votre père. Que ce commerce mystérieux a de charmes pour deux cœurs étroitement liés ! — Il en pourrait avoir pour vous, dit Léonor ; mais il n’aurait pour moi que des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point à une fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les délices de ce commerce coupable. Si vous m’estimiez, vous ne me l’auriez pas proposé ; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le persuader, vous devez au fond de votre âme me reprocher de ne m’en être pas offensée. Mais, hélas ! ajouta-t-elle, en laissant échapper quelques pleurs, c’est à ma seule faiblesse que je dois imputer cet outrage ; je m’en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour vous.

« — Adorable Léonor, s’écria le comte, c’est vous qui me faites une mortelle injure ! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses alarmes. Quoi ! parce que j’ai été assez heureux pour vous rendre favorable à mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous estimer ? quelle injustice ! non, Madame, je connais tout le prix de vos bontés : elles ne peuvent vous ôter mon estime, et je suis prêt à faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dès demain au seigneur don Luis ; je ferai tout mon possible pour qu’il consente à mon bonheur ; mais, je ne vous le cèle point, j’y vois peu d’apparence. — Que dites-vous ! repris Léonor avec une extrême surprise ; mon père pourra-t-il ne pas agréer la recherche d’un homme qui tient le rang que vous tenez à la cour ?

« — Eh ! c’est ce même rang, répartit Belflor, qui me fait craindre ses refus. Ce discours vous surprend : vous allez cesser de vous étonner.

« Il y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me déclara qu’il voulait me marier. Il ne m’a point nommé la dame qu’il me destine ; il m’a seulement fait comprendre que c’est un des premiers partis de la cour, et qu’il a ce mariage fort à cœur. Comme j’ignorais quels pouvaient être vos sentiments pour moi, car vous savez bien que votre rigueur ne m’a pas permis jusqu’ici de les démêler, je ne lui ai laisse voir aucune répugnance à suivre ses volontés. Après cela jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s’attirer la colère du roi en m’acceptant pour gendre.

« — Non, sans doute, dit Léonor ; je connais mon père. Quelque avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y renoncer que de s’exposer à déplaire au roi. Mais quand mon père ne s’opposerait point à notre union, nous n’en serions pas plus heureux ; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main que le roi veut engager ailleurs ? — Madame, répondit Belflor, je vous avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce côté-là. J’espère néanmoins qu’en tenant une conduite délicate avec le roi, je ménagerai si bien son esprit, et l’amitié qu’il a pour moi, que je trouverai moyen d’éviter le malheur qui me menace. Vous pourriez même, belle Léonor, m’aider en cela, si vous me jugiez digne de m’attacher à vous. — Eh ! de quelle manière, dit-elle, puis-je contribuer à rompre le mariage que le roi vous a proposé ? — Ah ! Madame, répliqua-t-il d’un air passionné, si vous vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver à vous sans que ce prince m’en pût savoir mauvais gré.

« Permettez, charmante Léonor, ajouta-t-il en